Dans le prolongement du texte déjà posté, un autre extrait de A La Recherche du Réel, aux accents védantins assez évidents.
« Dans l’ancienne vision multitudiniste du monde, fondée sur l’atomisme démocritéen, les particules du cerveau en constituent par hypothèse la réalité véritable et l’on concevait donc assez que la conscience, malgré son caractère irréductible aux notions physiques habituelles, ne fût qu’une émanation des particules dont il s’agit. Dans une vision du monde qui participe à un réalisme lointain la situation est assez différente. Là, la réalité échappe de plus en plus aux descriptions et même à celles de la physique. Si la conscience n’est bien, toujours, qu’une propriété de cette réalité, il en va de même, dans de telles théories, des particules du cerveau. Et s’il demeure clair qu’existe entre ces deux types de propriétés une hiérarchie phénoménologique il est ici beaucoup moins clair qu’il soit nécessaire de concevoir entre eux une correspondante hiérarchie ontologique ou, en d’autres termes, un primat relatif. Une telle nécessité devient plus contestable encore quand on observe que dans le plus moniste des modèles ci-dessus décrits l’espace est apparu moins comme un aspect du réel que comme un mode de notre sensibilité : en effet, cette circonstance affaiblit la portée des arguments favorisant la hiérarchie ontologique et qui sont fondés sur le fait que des consciences ne se rencontrent que dans des régions de l’espace relativement très petites. Pour ces raisons ce serait semble-t-il limiter très arbitrairement notre vision du monde que d’y imposer aux consciences d’être des émanations des particules ou des champs. Moins restrictive et donc plus séduisante paraît être une conception qui traite toutes ces notions à peu près à égalité. On peut tenter d’aller plus loin. Un enseignement majeur de la physique contemporaine fondamentale est – encore une fois – que la séparation spatiale des objets est elle aussi, en partie, un mode de notre sensibilité. Il est donc assez légitime de voir dans l’ensemble des consciences d’une part et l’ensemble des objets de l’autre deux aspects complémentaires de la réalité indépendante. Ce qu’il faut entendre par là, c’est que ni l’un ni l’autre n’existe en soi mais qu’ils n’ont d’existence que l’un par l’autre, un peu comme s’engendrent les images de deux miroirs qui se font face. Les atomes concourent à créer mon regard mais mon regard concourt à créer les atomes c’est-à-dire à faire émerger les particules hors du potentiel dans l’actuel ; hors d’une réalité qui est un Tout indivisible dans une réalité étendue dans l’espace-temps. »
Bernard d’Espagnat. A la recherche du réel : Présenté par Etienne Klein (pp. 112-113). Dunod.