Sans céder aux pièges d’un concordisme naïf, on ne saurait nier que la physique quantique en rompant avec le matérialiste et le réductionniste de la science classique a ouvert un nouveau champ au sein duquel les questions métaphysiques n’apparaissent plus comme un luxe mais comme un horizon inévitable de tout travail scientifique.
A ce titre, elle permet d’envisager des passerelles avec la métaphysique indienne, autour du rapport entre conscience et réalité. Au bas mot, elle ouvre une perspective dans laquelle non-dualisme et recherche scientifique ne sont plus inconciliables, une situation qu’un auteur comme Guénon qui ne connaissait vraiment que la science classique ne semble pas avoir entrevu.
Ce développement est peut-être d’autant moins anodin que nous vivons à une époque marquée non seulement par une crise des sociétés post-modernes mais aussi par un certain déclin de la vitalité des mondes traditionnels, un certain essoufflement intellectuel dont on sent malheureusement les effets jusqu’en Inde.
J’ai rassemblé ici deux extraits. L’un est un texte de Schrödinger, un des pères fondateurs de la mécanique quantique qui avait lui-même étudié le Vedanta dans sa jeunesse. L’autre est de la plume de Bernard d’Espagnat qui à ma connaissance s’inscrivait plus dans la tradition occidentale mais dont les écrits ont aussi une résonance non-dualiste. Le second texte (au ton ironique) souligne les implications métaphysiques non seulement de la dissolution de la conception classique de la matière en physique quantique mais aussi de l’impossibilité paradoxale de dissocier phénomènes quantique et observateur.
« La raison pour laquelle notre ego sentant, percevant, et pensant n’est rencontré nulle part dans notre tableau scientifique du monde peut être aisément indiquée en quelques mots : parce qu’il est lui-même ce tableau du monde. Il est identique au tout et ne peut par conséquent être contenu en lui comme une de ses parties. Mais bien entendu, nous nous heurtons ici au paradoxe arithmétique ; il semble y avoir une grande multitude de ces ego conscients, et cependant le monde est seulement un. Cela vient de la façon dont le concept du monde se produit lui-même. Les domaines multiples des consciences privées se recouvrent partiellement. La région commune où elles se recouvrent toutes est la construction en laquelle consiste le « monde réel qui nous entoure ». Cela étant admis, un sentiment d’inconfort demeure, suscitant des questions comme : mon monde est-il réellement le même que le tien ? Y a-t-il un monde réel, qu’on doit distinguer de ses images introduites en chacun d’entre nous par des perceptions ? Et s’il en est ainsi, ces images sont-elles semblables au monde réel, ou ce dernier, le monde « en soi », est-il peut-être très différent de celui que nous percevons ?
De telles questions sont ingénieuses, mais selon moi, elles sont fort capables de semer la confusion. Elles n’ont pas de réponse adéquate. Toutes s’identifient, ou conduisent, à des antinomies provenant d’une seule source : ce que j’ai appelé le paradoxe arithmétique ; la pluralité des ego conscients, à partir de l’expérience mentale desquels le monde unique est élaboré. La solution de ce paradoxe numérique supprimerait toutes les questions du type précédemment mentionné, et révélerait, j’ose le dire, qu’elles sont de fausses questions.
Il existe deux issues à ce paradoxe numérique, toutes deux apparemment assez fantaisistes du point de vue de la pensée scientifique actuelle (fondée sur la pensée grecque antique, et donc profondément « occidentale »). L’une de ces issues est la multiplication du monde dans l’effrayante doctrine leibnizienne des monades : chaque monade étant un monde par elle-même, aucune communication n’intervient entre elles ; la monade « n’a pas de fenêtres », elle est « au secret ». Le fait que les monades s’accordent toutes cependant entre elles est appelé « l’harmonie préétablie ». Je pense qu’il y a peu de personnes que cette suggestion attire, ou qui la considéreraient comme une atténuation de l’antinomie numérique.
Il n’y a de toute évidence qu’une autre possibilité, à savoir l’unification des esprits ou des consciences. Leur multiplicité est seulement apparente, en vérité il y a seulement un esprit. C’est la doctrine des Upanishads. Et pas seulement des Upanishads. L’union avec Dieu éprouvée de façon mystique entraîne constamment cette attitude, à moins que de puissants préjugés ambiants ne s’y opposent ; cela signifie qu’elle est moins aisément acceptée en Occident qu’en Orient.
[…..] Pourtant, on doit dire que, pour la pensée occidentale, cette doctrine a peu d’attrait ; elle est difficilement acceptable, et on la qualifie de fantastique et de non scientifique. Il en est ainsi parce que notre science – la science grecque – est fondée sur l’objectivation, par laquelle elle s’est coupée d’une compréhension adéquate du Sujet de la Connaissance, de l’esprit. Mais je crois que cela est précisément le point sur lequel notre manière de penser actuelle a besoin d’être amendée, peut-être par un brin de transfusion de pensée orientale. Cela ne sera pas facile, nous devons nous garder des erreurs – les transfusions requièrent toujours de grandes précautions pour éviter des thromboses. Nous ne souhaitons pas perdre la précision logique que notre pensée scientifique a atteinte et qui est inégalée en tout autre lieu et à toute autre époque. Pourtant, un argument peut être présenté en faveur de l’enseignement mystique de l’« identité » de tous les esprits avec leurs semblables et avec l’esprit suprême – aussi bien que contre l’effrayante monadologie de Leibniz. La doctrine de l’identité peut proclamer qu’elle est confirmée par le fait empirique que la conscience n’est jamais éprouvée au pluriel, mais seulement au singulier. Non seulement aucun d’entre nous n’a jamais éprouvé plus d’une conscience, mais encore il n’y a aucune trace de preuve indirecte que cela soit jamais arrivé quelque part dans le monde. Si je dis qu’il ne peut y avoir plus d’une conscience dans le même esprit, cela semble une plate tautologie : nous sommes tout à fait incapables d’imaginer le contraire. »
Erwin Schrödinger, L’esprit et la Matière. Précédé de : L’Elision, par Michel Bitbol (Sources du savoir), Le Seuil.
« Le matérialisme atomistique, ou mécaniste, est une réunion de deux hypothèses. Une hypothèse ontologique : indépendant de nous, le monde est fait comme une horloge. De petits grains, des champs, des forces en sont les pièces et les ressorts. Une hypothèse épistémologique : nous sommes capables de connaître, toujours de mieux en mieux et à la limite très bien, ce monde tel qu’il est, et tous ses rouages complexes. Ces propositions ne peuvent, bien entendu, être déduites d’aucune vérité première. Aiguillonnés par des visions diverses, le philosophe et le mystique peuvent donc fort bien les rejeter a priori. Mais le partisan de ces hypothèses (qui est le plus souvent, de notre temps, un biologiste) a une réponse toute prête : « Une conception, rétorque-t-il, se justifie toujours au moyen de ses conséquences. Or où sont donc celles des conceptions des philosophes ? Ou des mystiques ? Sur le plan objectif : néant. Et au contraire, voyez la mienne ; toute la physique classique, une bonne part de l’astrophysique, toute la biologie moderne la vérifient. Même dans des domaines comme ceux de la vie et de la pensée, où l’on pouvait naïvement croire au finalisme, au rôle actif de la conscience, nos découvertes d’aujourd’hui nous révèlent le règne exclusif de la nécessité et du hasard. Pensez au modèle de la double hélice !
Dès lors, continue ce savant, n’est-ce pas folie, ou en tout cas infantilisme, que de continuer à parler de “causes finales” ? Ou encore de considérer l’esprit, la conscience que nous avons des choses, comme une entité au même titre que la matière, c’est-à-dire au même titre que ces petits grains, ou ces champs, qui, à eux seuls, expliquent l’Univers, y compris l’homme et son esprit ? Naïvetés que tout cela, ou plutôt effets secondaires, apparences trompeuses et charmeuses dont doit se défaire tout individu fort, adulte, conscient. Des multitudes de petits grains, liés par des forces que la physique quantique décrit, obéissant tantôt au déterminisme, tantôt au hasard objectif dont traite cette même physique, voilà ce qui compose la réalité ultime du monde. Tout se réduit à la physique. À l’objectivité, pure et glacée, de la physique. »
Impressionnés par ce triomphalisme et cette massive assurance, spirituels et penseurs doivent baisser les yeux. Ils reconnaissent, tous, s’être jusqu’à présent occupés de vétilles au lieu de contempler l’essentiel de l’homme, qui est évidemment la biologie moléculaire. Au fait, la biologie vraiment ? Que non pas, plutôt la physique, puisque, au dire de notre savant, la biologie se réduit – au moins en droit – à la physique. Les plus curieux (mais il y en a peu, car ce chemin est plus ardu que l’autre) vont voir par conséquent ce qu’a à dire le physicien.
Là, autre son de cloche. Autre triomphalisme. Oh, il est vrai, moins juvénile ! Depuis quelque trente ans, la physique fondamentale digère, assez péniblement, dans le domaine des phénomènes artificiellement produits, ses conquêtes de l’entre-deux-guerres. Mais non pas moins puissant. Quels propos, en effet, tient donc le physicien ? Juste une petite phrase, toute simple mais vraie : « J’explique tous les phénomènes que vous voyez autour de vous. » – « Tous ! » rétorquons-nous, très surpris. – « Eh oui, vraiment tous. » – « Et comment donc ? » – « Fondamentalement, par les équations de Maxwell et de Schrödinger. »
Ici, nous, les spirituels et les penseurs, sommes encore plus impressionnés. « Voilà bien la confirmation de ce que nous disait le savant mécaniste de tout à l’heure », nous exclamons-nous d’une même voix. Mais, « Chut !…, souffle le physicien. Le mot “mécaniste” n’est pas très bien vu par ici. » – « Comment, interrogeons-nous, n’êtes-vous pas d’accord avec les biologistes, par exemple, sur la proposition que la science, et la science seule, est objective ? » – « Si fait, s’écrie notre interlocuteur, avec l’accent de la résolution. » – « Mais, dès lors, pourquoi craindre cette épithète de mécaniste ? » – « Oh, c’est tout simplement que ces biologistes et nous ne sommes pas entièrement d’accord sur le sens du mot “objectif”. Si bien que le terme de mécaniste sonne assez faux à nos oreilles. Mais ce n’est là, croyez-le bien, qu’un détail sans nulle importance… Sa description vous ennuierait. » – « Cependant, il faut bien que nous, spirituels et penseurs, sachions quoi prêcher à nos ouailles. Que devons-nous leur dire sur la nature de la science ? » – « Eh ! tout simplement qu’elle est objective. Y a-t-il rien de plus aisé ? »
Ces propos provoquent un silence que le physicien croit gêné. Aussi, pour nous convaincre, il renchérit : « Voyez-vous, nous dit-il, ce n’est pas la première fois qu’entre ordres religieux – et les savants, par leur ascèse, sont les vrais moines actuels, comme vous savez –, ce n’est pas, dis-je, la première fois qu’entre ordres religieux surgissent de ces – oh, toutes petites ! – difficultés. Instruits par ce que nous rapporte cette fine mouche que fut l’auteur des Provinciales, nous avons su, ces biologistes et nous-mêmes, faire notre paix là-dessus. Nous sommes, en effet, convenus de dire tous d’une même voix que les principes fondamentaux sur lesquels la science est fondée sont objectifs. À la vérité, nous physiciens ne l’entendons pas comme tout le monde. Nous signifions par là qu’ils peuvent se référer de façon décisive aux facultés ou aux incapacités des observateurs, pourvu qu’il s’agisse d’observateurs humains en général, et non de tel observateur particulier. Nous y sommes bien obligés car, sans cela, la physique atomique orthodoxe s’effondre. Entraînant la moléculaire ! Et avec elle, la biologie du même nom ! Les biologistes dont vous parlez, quand ils nous disent qu’un énoncé est objectif, veulent au contraire nous faire entendre qu’il porte sur la Réalité, dont l’homme n’est qu’une conséquence, et que donc il ne peut se référer à lui. Et c’est pourquoi, nous les traitons, avec raison, de mécanistes, qui est, ici, un terme de mépris. Mais ces heurts demeurent secrets ; car vous comprenez bien qu’il serait malséant d’étaler de telles disputes. Le public, d’ailleurs, n’y comprendrait rien. Aussi, à ceux qui vous interrogent, devez-vous tout simplement dire que la science est objective, et vous garder surtout de vouloir définir ce mot. »
« Mais enfin, mon Révérend Père… Pardon, Monsieur le Professeur – rétorquons-nous –, cela fait une différence. Car, enfin, si les principes premiers de la physique ne se peuvent même énoncer sans une référence explicite aux possibilités des observateurs humains, voire même seulement aux limites de leurs communes facultés, alors qu’allons-nous parler de singe nu et d’autres tartes à la crème d’une culture matérialiste qui se croit être d’avant-garde ? L’homme, dès lors, ne serait pas un négligeable système physique. Il n’émergerait pas de la nature à titre d’excroissance accidentelle et dérisoire, dans un tout petit coin de l’Univers que lui décrit sa science et qui est perçu par ses sens. Bien au contraire, il serait la mesure – et même, finalement, au moins le co-auteur – de tout ce monde empirique qu’il appréhende et qu’il croit exister en soi. Protagoras, et non Lucrèce, aurait dit vrai ! »
« Excusez-moi, repartit l’autre, mais spécialisation oblige. Je ne saurais ouïr des propos non scientifiques. »
Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel, Dunod, p. 60-62