La transition entre les anciens hymnes védiques avec leurs dieux intracosmiques et les dialogues upanishadiques semble illustrer à merveille ce que Voegelin pouvait décrire comme cette percée spirituelle s’opérant dans l’Age Œcuménique et par laquelle l’homme prend conscience de lui-même comme subjectivité vouée à la Transcendance. En Inde, cette percée s’est accomplie au prix d’une intériorisation du sacrifice védique et d’une radicalisation du sens de la transcendance du Principe dont ce célèbre hymne, sans doute assez tardif, du Rig Veda porte témoignage :
« En ce temps-là, le Non-Etre n’existait pas, ni l’Etre ; ce monde-ci n’existait pas, ni l’autre qui est au-delà. Qu’est-ce qui enveloppait ? Quoi ? Où ? Sous la garde de Qui ? Y avait-il de l’eau, abyssale, insondable ?
[…]
Qui donc le sait ? Qui pourrait l’affirmer ici, d’où elle est née ? (oui) d’où, cette création ? Les Dieux sont en-deçà de cette création : qui dont sait à partir de quoi elle est développée ?
A partir de quoi cette création s’est développée ; et si elle a été fondée, ou non ; Celui qui la regarde du plus haut du ciel le sait sans doute ? Où peut-être ne le sait pas ? » [1]
L’hymne se conclut sur une note de scepticisme à l’égard des dieux du panthéon védique. La question soulevée par le poète visionnaire ne trouvera sa véritable réponse que dans les Upanishads, dans l’équation Atman=Brahman laquelle pose l’identité suprême entre le Soi le plus intime et le « sans-fond ». Et encore cette connaissance n’est elle-même qu’une forme de « sainte ignorance », le Brahman ne pouvant jamais devenir l’objet d’un savoir représentatif. Selon la Kena upanishad (I-4) « [le Brahman] est en vérité autre que le connu et au-delà du non-connu ».
C’est dans le troisième volume d’Order and History qu’on trouve le traitement le plus systématique de l’Hindouisme par Voegelin encore que ce soit peu de dire que le passage en question reflète avant tout certains préjugés orientalistes et confessionnels de son temps et ne parvient pas véritablement à pénétrer son objet. Commentant un extrait de la Brihadaranyaka Upanishad, qu’il interprète d’une manière passablement arbitraire, Voegelin en tire la conclusion que la différenciation de la conscience en Inde serait restée essentiellement incomplète. « Les dialogues upanishadiques posent bien la question du Principe » mais ils ne parviennent pas à réaliser que « ce mouvement par-delà le mythe » est aussi une « rupture avec le mythe. » [2] Selon Voegelin, même l’Advaita Vedanta shankarien demeure prisonnier de l’expérience primordiale du cosmos, de l’unité panthéistique entre les hommes, les dieux, le monde et la société. Quant aux avataras hindous, aucun, nous informe-t-il, ne peut se comparer au Christ. L’incarnation seule donne un sens eschatologique au devenir historique, au risque bien sûr d’ouvrir les portes de toutes les illusions millénaristes.
Pour Voegelin, comme pour Hegel, l’Inde reste finalement la terre du « pas encore ». Voegelin en est tellement convaincu que l’expérience des royaumes gréco-indiens qui avaient émergé dans la foulée de la conquête alexandrine ne fait que l’objet d’un compte-rendu purement factuel comme si rien de décisif pour le devenir de la conscience ne pouvait se jouer en dehors de l’Occident. Voegelin ignore aussi complètement la tentative de l’empereur Ashoka en vue d’établir un empire œcuménique fondé sur la notion panindienne de dharma. Le constat d’une différenciation pourtant très précoce entre la fonction sacerdotale et guerrière dans l’Inde ancienne, pour ne rien dire des prémisses d’un phénomène de sécularisation de la royauté que Louis Dumont croit déceler dans certains légendes indiennes ou dans l’Arthashastra, aurait pu au contraire contribuer à nuancer les jugements péremptoires et finalement simplistes de Voegelin sur l’Inde. Quel dommage aussi que Voegelin ne se soit pas penché sur le Mahabharata dans lequel s’exprime cette conscience tragique d’une dépendance fondamentale de l’ordre politique par rapport à la transcendance et en même temps de l’impossibilité pour les dépositaires du pouvoir temporel de défendre le dharma sans avoir recours à des moyens profondément contraires au dharma.
Ce qui nous semble peut-être encore plus préjudiciable c’est que tout le raisonnement de Voegelin repose sur une contradiction dont il semble incapable de s’extirper. Si véritablement le Christianisme marque le point culminant de l’histoire de la conscience universelle, on voit mal comment et pourquoi c’est la civilisation occidentale, le véhicule providentiel du message évangélique, qui a engendré le monde moderne, un monde qui est la négation même du Sacré. Voegelin lui-même semble avoir eu une conscience confuse de ce paradoxe, admettant déjà dans The New Science of Politics que la dédivinisation chrétienne du cosmos avait finalement laissé la foi particulièrement vulnérable aux suggestions du scepticisme et du matérialisme. On peut aller plus loin et reprenant à rebours les analyses de Voegelin, se demander si une tradition spirituelle comme l’Hindouisme, en restant fermement enracinée dans l’expérience primordiale du cosmos tout en accueillant la nouvelle intuition du soi et de la transcendance qui s’est fait jour dans l’Age Axial, ne s’est finalement pas révélée plus à même que le Christianisme de maintenir l’équilibre spirituel dans l’aire civilisationnelle qu’elle a façonnée.
Le Christianisme en dédivinisant le cosmos et en concentrant le mystère de l’immanence de Dieu dans sa créature dans la personne du Christ a ouvert la voie à un désenchantement radical du monde et à une sécularisation de l’existence humaine qui a ultimement emporté la foi en Dieu. Au contraire, l’Hindouisme s’est construit sur un équilibre harmonieux entre l’expérience de l’immanence de Dieu dans les formes cosmiques et celle d’une transcendance si vertigineuse qu’elle ne trouve au mieux qu’un distant écho dans les théologies mystiques de l’Occident. D’un côté la dévotion aux Ishtadevatas, aux déités d’élection, c’est-à-dire à un Dieu au multiple visage mais doué de forme (saguna) ; de l’autre l’expérience proprement gnostique de l’identité suprême entre le Brahman et l’Atman, au-delà du dicible et au-delà de toute dualité entre le sujet et l’objet. Ce faisant l’Hindouisme a pu maintenir jusqu’à très récemment la conscience pleine et entière de ce que Frithjof Schuon a pu appeler « la transparence métaphysique des phénomènes » alors même que l’Occident se lançait dans une quête toujours plus effrénée et suicidaire de maitrise de la nature.
De manière tout aussi importante, il semblerait que la confrontation de la pensée voegelinienne avec l’expérience religieuse indienne devrait nous contraindre à une révision de sa thèse fondamentale sur les racines gnostiques du millénarisme. C’est un fait sur lequel Voegelin aurait bien fait de méditer : l’absence étonnante de toute forme de millénarisme dans l’Inde classique et médiévale. Loin de refléter une forme d’archaïsme de la pensée indienne qui aurait ignoré le mystère de l’histoire, cette absence nous parait s’expliquer par la capacité des philosophes indiens à pénétrer beaucoup plus profondément que leurs homologues grecs ou les prophètes d’Israël les secrets de la conscience humaine. Ce qui caractérise l’Hindouisme, c’est un certain climat non-dualiste qui imprègne jusqu’à ses manifestations dévotionnelles en apparence les plus incompatibles avec la gnose shankarienne. En Inde, Dieu n’est presque jamais conçu comme l’Autre, mais au contraire comme le soi le plus intime. L’intuition de cette identité de l’âme avec le « sans-fond » se retrouve dans certains courants mystiques et initiatiques occidentaux mais, comme l’a bien montré un bon connaisseur de la pensée indienne comme René Guénon, c’est le point de vue de la dualité qui tend à dominer dans les religions monothéistes. Or la question est de savoir si la véritable origine des illusions millénaristes ou apocalyptiques dont Voegelin a combattu toute sa vie les traductions politiques, est à chercher dans l’intuition gnostique de l’immanence de Dieu dans l’âme ou plutôt dans la tendance à poser Dieu comme le Tout Autre. Ce qui semble accréditer cette dernière hypothèse, c’est précisément le cas de l’Inde. Ses écritures saintes ne cessent de proclamer l’identité de l’Atman et du Brahman. Et pourtant elle semble avoir été épargnée (au moins jusqu’à l’époque coloniale) des poussées de fièvre chiliaste qui ont périodiquement saisi l’homme occidental, le faisant alors céder à la tentation de projeter hors de lui-même et dans un avenir plus ou moins imminent la perspective d’une restauration de l’unité perdue. On trouve bien dans la bhakti hindoue, dont le point de départ est précisément plutôt dualiste, des récits sur la venue d’un rédempteur, le kalkin-avatara, qui détruira le mal à la fin du cycle actuel, le kali yuga, et règnera pendant mille ans, inaugurant ainsi un nouvel âge d’or. Il ne faut néanmoins jamais perdre de vue que pour la cosmologie de l’Inde, « la fin du monde » n’est jamais que « la fin d’un monde » et ces événements eschatologiques sont de toute façon prudemment situés par les hindous dans un très lointain futur. Comme on le verra, Aurobindo, avec ses prophéties sur la descente prochaine de la conscience supramentale, fut peut-être le premier penseur parousiastique que l’Inde ait produit.
On ne saurait trop minimiser les implications du contre-exemple de l’Inde lequel semble susceptible de totalement renverser la thèse voegelinienne sur les origines du millénarisme en Occident. La confrontation avec l’intellectualité traditionnelle indienne remet aussi en question sa philosophie de la conscience, mettant en relief en particulier son étrange incapacité à poser concrètement le problème de la « connaissance de soi ». Pour l’auteur d’Order and History, c’est toujours en dehors d’elle-même, dans une participation extatique à ce qui la dépasse, plutôt que dans une enstase, celle qui est au cœur de l’expérience yogique ou védantique, que la conscience trouve le terme de sa quête.
Dans certains passages tardifs de son œuvre, Voegelin a pu flirter avec l’idée d’une conscience transpersonnelle qui échapperait aux limites de l’individualité et ce même si c’est pour l’écarter presque immédiatement. Plus fondamentalement, il semble bien que ce soit toute la pensée voegelinienne qui est travaillée de l’intérieur par une sorte d’aspiration proprement gnostique mais longtemps refoulée à embrasser la totalité du réel dans un acte intellectuel culminant au-delà de lui-même, dans un dépassement de la dualité entre le sujet et l’objet. Ces intuitions et ces aspirations qui rejoignaient celles des penseurs de l’Inde n’ont pourtant jamais pu porter leurs fruits en raison d’un certain attachement passionnellement et typiquement occidental de Voegelin pour la réalité de l’individualité. Pour Voegelin, toute conscience est non seulement toujours la conscience d’un individu particulier mais aussi une conscience incarnée (ce qui semble logiquement exclure par avance toute perspective d’une immortalité de l’âme après la mort). Pour la pensée héritière des Upanishads au contraire c’est l’identification au corps (corps grossier mais aussi subtil et causal) qui est responsable de l’aliénation de l’homme, de l’ignorance (avidya) dans laquelle il est plongé relativement à la nature de son propre soi. Du point de vue de la sotériologie indienne, la thérapeutique spirituelle de Voegelin souffre de reposer sur des présupposés dualistes et manque finalement son but.
Il semble improbable que Voegelin aurait pu jamais se sentir vraiment à l’aise dans le climat acosmique du Vedanta shankarien, quand bien même l’aurait-il mieux connu. Jamais Voegelin n’aurait été prêt à admettre que le monde empirique pourrait n’être qu’une simple illusion (mithya) causée par la surimposition mutuelle entre le soi et le non-soi, ni que c’est par la connaissance seule que l’homme peut être sauvé. Il aurait peut-être pu reconnaitre en revanche des convergences entre sa pensée et d’autres formes d’expression du non-dualisme indien, comme le Shivaïsme du Cachemire lequel repose aussi sur une intuition de la réalité comme un « process ». Voegelin n’aurait surtout pas manqué de discerner dans certaines manifestations de la pensée indienne aux 19ème et 20ème siècles les effets dévastateurs de l’influence des fois métastatiques du monde occidental. C’est vers certaines d’entre elles que nous allons nous pencher pour mieux saisir le processus de destruction de l’équilibre de la conscience religieuse indienne dans la modernité.
[1] Rig Veda X, 129, traduction Jean Varenne tirée de Cosmologies védiques, Paris : Les Belles Lettres, Archè-Milano (1982).
[2] The Ecumenic Age, p.393.
Extrait de Renaud Fabbri, Eric Voegelin et l’Orient, Paris: L’Harmattan (2015)