Ramana Maharshi et le monde contemporain
Les êtres de notre époque sont égarés dans une forêt en flamme, attachés qu’ils sont aux plaisirs sensuels. Pour eux, l’enseignement de Ramana Maharshi est comparable à un lac où ils peuvent apaiser leurs tourments. L’homme d’aujourd’hui court à sa perte, aveuglé par son emprise sur la nature et fier de ses succès matériels. Et pourtant, les yeux rivés vers le ciel, il pressent la possibilité d’une expérience ineffable qui se dérobe à lui. En vain cherche-t-il à sacrifier cette intuition sur l’autel du matérialisme. Soudainement, lui parviennent les paroles de Ramana Maharshi. Il s’arrête en entendant un message si radicalement contraire à sa propre inclinaison d’esprit.
Etabli dans une paix sans-limite, Ramana Maharshi parle avec une voix douce et mélodieuse :
« Est-ce vraiment la connaissance véritable que de connaitre sans connaitre son propre Soi ? Dès que l’on connait le Soi, qui est le support et le substrat de la connaissance et de l’objet connu, la dualité entre les deux disparait. » (Sat-Darshanam, 11)[1]
Frappé de stupeur, il se dit : « Jusqu’à aujourd’hui, à chaque fois que je me suis enquis d’un objet, il s’agissait d’un objet à propos duquel quelque chose pouvait être connu. Je n’ai jamais cherché à m’enquérir d’un objet dépourvu d’attributs. En vérité, je n’ai aucun moyen d’investiguer et de m’enquérir du support et du substrat de la connaissance et du connu. »
Ces paroles auraient-elles été proférées par un homme ordinaire comme lui, il les aurait écartées comme de simples divagations. Mais ces paroles ont été proférées par un être dont l’enseignement s’appuie toujours sur une expérience directe, un être qui s’est établi dans le silence absolu, loin des tourments produit par la ratiocination, l’imagination, les désirs et les souvenirs ; un être qui, au lieu de conquérir le monde extérieur, s’est conquis lui-même. Considérant la dignité de cet être, notre homme ne peut tout simplement pas écarter ses divines paroles. Une foi pure et confiante envahit son cœur et le porte à se prosterner aux pieds du Maharshi. Assis en face de Lui, il fait soudain l’expérience d’une joie qui n’est de ce monde. Ses propres préjugés matérialistes ne résistent pas au contact de la Vérité dont le Maharshi a fait l’expérience et enseignée par lui. Le désir intense de la connaissance véritable le pousse ainsi à interroger le Maharshi : « Seigneur, y a-t-il un quelconque moyen d’obtenir cette forme de connaissance qui est si différente de celle dont je suis familier ? S’il existe, je vous prie de me l’enseigner. »
En signe d’encouragement, le Maharshi lui dit :
« Quand un homme plonge dans un puits pour récupérer un objet qui y est tombé, il doit retenir son souffle et se taire. De même, c’est en contrôlant son souffle et sa parole, que l’homme peut plonger en lui-même avec un mental aiguisé et uni-pointé. Il remonte ainsi à la racine de l’idée du « Je » individuel et atteint l’expérience du Soi. » (Sat-Darshanam, 28)
De cette manière, le Maharshi éveille le chercheur de vérité encore prisonnier des ténèbres de l’illusion. Bien que Ramana Maharshi ne soit plus avec nous dans sa forme corporelle, il est encore plus présent à travers son enseignement. Nous pouvons toujours nous tourner vers lui. A jamais la lumière de la connaissance qui émane de lui guidera les aspirants à la connaissance véritable.
La voie de Ramana Maharshi
Bien qu’il n’y ait pas de différence entre l’expérience de Ramana Maharshi et celle décrite dans les Upanishads, la voie de Ramana a ses caractéristiques propres.
Notre époque est imbue de l’idée de science. Quand l’homme, remplissant les quatre qualifications fondamentales pour la voie spirituelle, médite sur le sens profond de la formule sacrée « Tu es Cela » (Tat tvam asi, littéralement, « Cela, tu es »), il saisit que le terme tat renvoie au Brahman omniprésent, the terme tvam au témoin résidant au centre de l’être. A travers le terme asi, il réalise l’identité du Brahman et de l’individu. La réalisation de la Réalité indivisible à travers les grandes formules Upanishadiques mène à la vérité suprême et à la Réalité absolue. De cette manière, le Brahman transcendant et suprasensible, décrit dans les Vedas comme Vérité, Connaissance et Infini (Satya Jnana Ananta), est saisi comme non-différent de la conscience individuelle auto-lumineuse. Se trouvent ainsi dépassés la transcendance abstraite du Brahman et les limitations de la condition individuelle et on accède à la connaissance de la Conscience Absolue qui est la cause, le support et le substrat de la triade formée par le sujet connaissant, la connaissance et l’objet connu. Le sens implicite du terme tvam n’est autre que le sens du terme tat. L’investigation du sens du terme tvam est donc essentielle. Adi Shankara lui-même a insisté sur son importance comme le montrent les traités qu’il a lui-même composés ou sa biographie (Shankara Digvijaya) écrite par Madhava. Il y a un épisode dans lequel Shankara, le précepteur itinérant et l’auteur du commentaire sur les Brahma Sutras, demande à son disciple Sanandan de réfléchir sur le sens du terme tvam. La finalité de cette investigation aurait-elle été purement scholastique, Shankara n’aurait jamais donné une telle instruction à un érudit accompli comme Sanandan. Selon Shankara, le sens du terme tvam ne peut jamais être compris sans une expérience effective de « l’absorption dans le sans-forme » (nirvikalpa samadhi). C’est ce sens implicite du terme tvam, accessible uniquement au terme de l’expérience méditative, qui renvoie ultimement au Brahman dans la formule sacrée upanishadique (Mahavakya). Celui qui ne comprend pas ce point ne pénétrera jamais véritablement l’enseignement de Shankara. Des êtres mondains, à l’esprit extériorisé, peuvent goûter une fausse satisfaction par l’étude des écritures (Shastras). Ramana Maharshi a clairement indiqué la voie à suivre :
« L’état véritable est celui dans lequel le « Je » limité n’émerge pas. Sauf à s’enquérir de la source du « Je », comment pourrait-il être détruit ? Sans la destruction du « Je », comment est-il possible de s’établir dans l’état au-delà de toute distinctions ? » (Sat-Darshanam, 27)
Ce que Ramana Maharshi enseignait en vue de l’absorption dans la source du « je » conduit à une union définitive. Ses fruits sont un état d’indépendance (niralamba shiti) et l’absorption dans le sans-forme (nirvikalpa samadhi). Cela apparaitra évident si on examine les trois méthodes enseignées par Ramana Maharshi pour s’établir dans le Soi et décrites par le Maharshi lui-même dans le verset suivant :
« Dans la caverne du cœur (Hrdayakasha) (entendue comme la source de l’idée du « Je » individuel), le Brahman unique, le « je du Je », brille sous la forme du Soi. Pour en faire l’expérience, il faut plonger profondément en soi-même, ou entrer dans le cœur par la maitrise du souffle. C’est ainsi qu’on réalise le Brahman auto-lumineux en tant que « Je » et qu’on s’établit fermement dans le Soi. » (Ramana Gita, II,2.)
Si l’enseignement avait seulement consisté à chercher la source du « Je » le doute n’aurait pas été dissipé dans l’esprit des aspirants qui se sont formés une conception mentale du Brahman sur la base des Vedas. Mais Ramana Maharshi a mis aussi un terme à leurs doutes. D’après la méthode qui consiste à investiguer le sens de la formule sacrée Tat tvam asi, l’aspirant doit chercher à comprendre séparément le sens des termes tat et tvam, puis il fait l’expérience de leur union à travers le terme asi. Dans le verset cité, le Maharshi enseigne [au contraire] de réfléchir et de clarifier le sens du terme tvam en vue de connaitre Brahman. Les adeptes de la méthode qui consiste pour l’aspirant à méditer sur un objet comme son propre soi (ahamgraha) peuvent concevoir des doutes, puisqu’ils sont habitués à méditer sur le Brahman un et omniprésent sous la forme du « Je ». Dans leur cas, on insiste sur la quête de la véritable nature du « Je » et sur la méditation de type « Je suis Brahman ». Et pourtant quand cette méditation porte ses fruits, elle revient à une investigation sur le sens du terme tvam. Quand l’intuition de l’identité de l’individu avec toutes choses s’est épanouie sous l’influence de la méditation du type « Brahman est omniprésent », l’expérience d’un « Je » confiné aux limites du corps se trouve surmontée. Quand l’idée d’un « Je » limité a complètement disparu, le microcosme qui est le fondement et le support de la surimposition universelle, disparait aussi. Quand Brahman et le Soi ne font plus qu’un, l’expérience de la dualité ne peut plus renaitre. Ainsi la quête prend-t-elle fin pour les êtres doués de moindres qualifications intellectuelles.
La voie de Ramana Maharshi est une voie rapide et directe qui ignore le verbiage. Toutes les autres méthodes de réalisation spirituelle trouvent un point de convergence et une place dans la voie de Ramana. Seul celui qui a la plus haute qualification intellectuelle (litt. un jignasu) est apte pour cette voie. Chez ce type d’aspirant, l’ardent désir [pour la délivrance] libère le souffle vital de l’assujettissement au corps et de l’identification avec lui. Dans le même temps, son mental se détache du corps et du monde. Le mental se tourne alors vers l’intérieur, vers le sens du « Je » et s’absorbe finalement dans sa source originaire, le Soi. Quand l’aspirant supérieurement qualifié cherche à connaitre le Soi, l’expérience de concentration uni-pointée qui se produit dans le culte du Dieu (avec sous ou sans forme) se réalise d’elle-même. L’éveil (nadi manthana) et la montée du souffle vital dans le canal central (amritha brahma nadi) ainsi que les phénomènes similaires se produisent aussi automatiquement. La fixation dans le substrat causal mène à la libération en cette vie tout comme à l’établissement de l’être dans l’état d’absorption permanente et spontanée (sahaja samadhi). Il n’y a pas lieu de chercher à atteindre l’un et l’autre séparément.
Considérations sur la doctrine
Avant la création, il n’y avait que la Réalité, la Substance une et indivisible en qui toute relation causale trouve son fondement ultime. C’est cette Substance, laquelle n’est autre que le [Suprême] Soi, qui a fait advenir à l’existence cet univers animé et ce par l’ardeur de Ses ascèses (tapas). Le processus de manifestation est décrit dans plusieurs passages des Vedas. Il est important de saisir comment l’Existence absolue et indivisible s’est finalement manifestée sous deux formes distinctes à savoir l’univers et le soi individuel. Dans la Bhagavad-Gita, on trouve le verset suivant :
« De quelque matrice que naissent les êtres pourvus d’une forme, le grand Brahman est leur (vraie) matrice et moi je suis le père qui donne la semence. » (Bhagavad –Gita, XIV,4)
Pour permettre à l’aspirant spirituel de comprendre le processus de manifestation, la Substance une et absolue est conçue sous deux aspects : la puissance matricielle de manifestation et le détenteur de cette puissance. Le seigneur Krishna est le détenteur de cette puissance et la nature de Brahman cette puissance elle-même. L’enfant engendré par cette puissance est le soi individuel (jiva). Ceci implique que la toute-puissance du Brahman, n’étant autre que Brahman lui-même, manifeste l’univers comme Son reflet. Si Brahman, en vertu d’un processus de transformation [réelle], avait réellement pris la forme de l’univers et du soi individuel, Brahman aurait cessé d’exister en tant que tel, tout comme du lait qui se transforme en lait caillé cesse d’exister en tant que lait. Il s’ensuit que le monde n’est qu’un reflet du Brahman ou l’apparence illusoire que ce Dernier assume et que c’est la puissance du Brahman lui-même qui œuvre en toute chose. Examinons le verset suivant du Maharshi, relatif à la genèse des apparences :
« Ce n’est pas le corps inerte qui se proclame lui-même « je », pas plus que la Réalité-Conscience (qui en tant qu’absolue ne se manifeste pas). Entre les deux et à la limite du corps, quelque chose émerge en tant que « je ». C’est ceci qui est connu comme chit-jada-granthi (le nœud entre la Conscience et l’inerte) et que l’on appelle aussi servitude, âme, corps subtile, ego, samsara, mental et ainsi de suite. » (Sat-Darshanam, 24)
En lui-même, le corps est dépourvu de connaissance et la Réalité absolue qui est en même temps la Conscience absolue, n’est pas sujette à la naissance. Pour que les phénomènes adviennent, il faut qu’une troisième entité apparaisse et que cette entité confère une autorité au corps. Elle a reçu des noms variés, à savoir ahankrti (ego), granthi (le nœud entre la Conscience et l’inerte), vibandha (le lien d’asservissement qui empêche la libération), sukshma sharira (le corps subtil transmigrant), chetah (la conscience limitée) et jiva (le soi individuel). Au court du processus de manifestation, la puissance du Brahman, qui n’est autre que Brahman lui-même sous une apparence trompeuse, prend le nom d’univers et de soi individuel. Par la combinaison en proportions diverses des trois gunas (sattva, rajas, tamas), cette puissance manifeste le monde des objets dans la diversité de leur apparence, nature et comportement. Malgré cela, Brahman reste éternellement non-duel, une totalité sans distinction, l’Un sans second. Bien que des ornements puissent avoir différentes formes, l’or dont ils sont faits reste identique à lui-même. De la même manière, bien que Brahman prenne la forme de l’univers et du soi individuel, la nature du Brahman reste identique et l’état de non-dualité entre Brahman, l’univers et le soi individuel inchangé. Des objets ne diffèrent réellement entre eux que si leur substance sous-jacente diffère. Mais une substance unique ne peut produire une substance ou une entité nouvelle et [réellement] distincte. L’argile peut se manifester sous différentes formes tels que des pots, des plats, des tasses etc… Mais tous ces objets sont faits d’argile. Ces formes n’ont pas d’existence indépendamment de l’argile. L’argile est la réalité substantielle et les objets tels les pots ou les plats de simples formes. Celui qui saisit cela comprend aussi que c’est la même vérité dont il est question dans ces deux formules sacrées : « Tout est Brahman » (sarvam khalvidam brahma) et « Brahman est sans-dualité aucune » (neha nanasti kinchana). La seconde formule sacrée enseigne que l’idée d’une quelconque distinction par rapport au Brahman est illusoire. Mais cette formule sacrée n’exprime pas la finalité ultime de la voie. Pas plus que la première formule sacrée qui déclare que tout est Brahman. En fait, ces deux formules sacrées font signe vers une Réalité non-duelle, faite d’Existence, de Conscience et de Vérité et qui est à proprement parler indicible et ineffable. Du point de vue de cette vérité ultime, opposer la réalité substantielle et la réalité formelle n’est plus nécessaire. La non-dualité véritable est atteinte quand il n’y a plus besoin d’établir de distinctions conceptuelles pour s’affranchir de la dualité. C’est pour cette raison que Ramana a enseigné qu’il faut chercher le Soi [et rien d’autre]. C’est du Soi dont procède la triade formée par le sujet connaissant, la connaissance et l’objet connu. En même temps, le Soi est au-delà de cette distinction. S’établir fermement dans le Soi, tel est l’état suprême à rechercher.
« La connaissance véritable du Soi, c’est s’établir en Lui. Que reste-il à accomplir pour celui qui a triomphé de l’ego et qui l’a détruit ? » (Ramana Gita)
L’état non-duel auquel il est fait référence dans ce passage est l’état d’absorption permanente et spontanée (sahaja). Une objection peut être soulevée. On fait l’expérience de la non-dualité quand on est plongé dans un état d’absorption complète. En revanche, pendant les périodes d’activité, l’idée d’un monde extérieur subsiste nécessairement. Est-ce à dire que pour goûter la paix intérieure, il faut voir le monde ou la forme individuelle comme purement illusoire ? La réponse est que ces deux perspectives ne sont valides que jusqu’à ce que le Soi soit réalisé. Une fois établi dans l’état d’absorption permanente et spontanée (shahajavasta), ce genre de préoccupations s’évanouit, ayant perdu toute raison d’être.
Dans la Ramana Gita, une question est posée à Ramana Maharshi : « Seigneur, dans l’expérience mondaine, l’ignorant et le sage perçoivent la triade formée par le sujet connaissant, la connaissance et l’objet connu. Qu’est-ce qui différencie donc le sage de l’ignorant et le rend supérieur ? »
Ce à quoi Ramana donne cette réponse :
« O homme supérieur ! Pour celui qui perçoit le sujet comme identique au Soi, les objets du mondes et l’expérience qu’il peut en avoir sont aussi identiques au Soi. Au contraire, pour l’ignorant qui perçoit le sujet comme différent du Soi, les objets mondains et ses dispositions mentales apparaissent comme différentes du Soi. »
L’explication ci-dessus a des implications essentielles. Selon l’enseignement du Maharshi, une fois qu’une personne a réalisé que le Soi est le substrat du « Je », toutes les manifestations du « Je » apparaitront comme un reflet à la surface du Soi dans lequel il est fermement établi. En conséquence, le sage, même quand il est engagé dans des activités mondaines, reste dans l’état d’absorption permanente et spontanée (sahaja samadhi). D’un autre côté, l’illusion de la différence continue d’exister pour l’homme ignorant dont le sens du « Je » individuel ne s’est pas dissipé dans l’expérience du Soi. L’étude attentive des Upanishads et des paroles du Maharshi montrent clairement que la finalité ultime des enseignements sacrés et des pratiques spirituelles est de s’établir fermement dans le Soi qui est la cause, le substrat et le support de toute chose. La destruction du « Je » limité, telle est le but final. En fonction de la qualification de l’aspirant, on insistera sur une approche plutôt que l’autre. La destruction d’un des trois termes de la triade formée par le sujet connaissant, la connaissance et l’objet connu entraine la destruction des deux autres. Se trouve ainsi réalisée l’expérience du Soi, en tant que Cause primordiale, Existence pure, Réalité absolue, Vérité irradiante et Béatitude. C’est ce qui est clairement établi sur la base d’un examen de la nature et des fruits de chacune des pratiques spirituelles associée à l’un des trois termes. Dans le cas de la discipline centrée principalement sur l’objet, il convient de discriminer entre le sujet percevant et l’objet perçu. Les cinq enveloppes et même ce qui rend possible l’expérience du « Je » appartiennent au domaine de ce qui est perçu. Dans ce cas, l’ensemble de la manifestation en tant qu’elle est objet de perception apparait comme dénuée de réalité, d’existence et de conscience. Le caractère illusoire d’une réalité peut être ainsi établi par le simple fait qu’elle peut devenir objet de perception. Quand cette certitude est fermement enracinée, le sujet connaissant, la connaissance et l’objet connu cessent d’être distincts et se résorbent dans leur fondement et réceptacle, le champ illimité de la conscience (chidakasha). Une fois la dissolution accomplie, il n’y a plus lieu de distinguer entre le réel et l’illusoire, la différence et l’identité.
Dans le cas de la discipline principalement centrée sur la pensée (litt. vritti) ou la relation cognitive entre le sujet et l’objet, il faut s’efforcer de concevoir l’objet et le « Je » connaissant du point de vue du Brahman lui-même. « Moi-même et tout ce qui est, nous ne sommes pas différents de Vasudevah » (sarvamidam ca vasudevah). C’est la pensée (litt. vritti) qui établit le lien entre le sujet connaissant et l’objet connu. Quand la pensée (litt. vritti) commence à être continuellement absorbée en Brahman, la distinction apparente entre le sujet et l’objet finit par disparaitre. L’idée de dualité ayant disparu, seule subsiste l’idée de non-dualité. A la manière d’une flamme dont le combustible s’est épuisé, cette idée elle-même se résorbe dans ce qui est à la fois sa cause, son support et son substrat et s’évanouit à son tour.
Dans une autre discipline, elle aussi centrée sur la pensée (litt. vritti), l’aspirant procède de la manière suivante. [Il est avéré que dans l’acte de connaissance] les objets spatio-temporels sont saisis et pénétrés par la conscience. En même temps, la relation entre le sujet et l’objet s’établit uniquement à travers la forme de l’objet telle qu’elle est perçue [dans la conscience]. Ainsi peut-on en conclure que la pensée (litt. vritti) se ramène à un simple flux continu et indéterminé de perceptions [indépendamment de tout objet extérieur existant en soi]. Ayant réduit la totalité des objets connus au sujet connaissant, on réalise que cette conscience n’est pas autre que le Brahman absolu et non-qualifié.
Dans le cas de la discipline centrée sur le sujet connaissant, le « Je » limité doit progressivement se dissocier des cinq enveloppes et s’efforcer de retourner vers sa source. A la manière d’un oiseau dont on aurait coupé les ailes, il ne peut alors plus s’échapper et se résorbe dans sa source. Ce qui subsiste est la lumière irradiante du « Je » pur et véritable.
« Avec la destruction de l’idée d’un « Je » limité, un autre « Je » surgit. Ce « Je » n’est plus l’ego mais le Soi Suprême. » (Ramana Gita)
Un intellect posé, concentré et intériorisé est nécessaire pour que ces trois types de discipline portent leurs fruits. On les désigne sous le terme de sadhanas (pratiques spirituelles) dans la mesure où elles visent à réaliser le Soi, l’Aséité pure. Dans l’état suprême, il n’y a plus de différence entre connaitre et être le Soi.
« Pas ceci qui est un objet d’adoration » (nedam yadidamupasate) : ce qui est doué de forme et auquel on rend un culte, ceci n’est pas Brahman. Ce qui est autre que Brahman ne peut être la finalité ultime de la voie. L’objection suivante peut être soulevée : affirmer que Brahman est autre que les objets spatiaux temporels, n’est-ce pas introduire [insidieusement] une forme de dualité ? Pourquoi Brahman est-il désigné négativement (anidam, « pas ceci ») et non pas positivement (idam, « ceci ») ? La réponse est que si l’on partait de l’idée que la manifestation est un aspect du Brahman, la voie spirituelle perdrait sa raison d’être. Cela reviendrait à prendre la manifestation en tant que tel et à lui donner le nom de Brahman. Un aspirant spirituel n’en tirerait aucun bénéfice. Que l’on considère aussi bien Brahman que le monde de l’illusion, il convient de rompre avec la perspective empirique. Un pot a un nom et une forme différente de l’argile. Que l’on considère le pot en tant qu’il est autre que la substance dont il est tiré ou au contraire comme n’étant pas différent d’elle, il s’agit toujours de rompre avec les apparences. Que l’on y réfléchisse et on réalise que la manifestation n’a pas une forme unique. Elle est composée d’un ensemble d’objets spatio-temporels, mutuellement exclusifs. Se référer à l’un d’entre eux comme au Brahman, à la réalité suprême revient à exclure l’idée que Brahman puisse se manifester sous d’autres formes. Pour cette raison, pour faire l’expérience du Brahman unique, indivisible et infini, il convient comme préalable de renoncer à la croyance en la réalité des objets manifestés. Pour saisir l’argile en tant qu’argile, il faut ignorer sa manifestation en tant que pot. Alors seulement peut-on se référer à lui comme à de l’argile. Dans cet état, il ne convient pas d’attribuer une existence séparée au pot en tant que tel. L’argile est la substance véritable. La forme du pot n’est qu’une manifestation transitoire de l’argile. Il faut donc faire la différence entre la substance et sa manifestation. Il peut sembler que faire la différence entre Brahman et sa manifestation revient à introduire une forme de limitation en Brahman. Et pourtant quand on réalise la différence (litt. vilakshana) entre Brahman et tout ce qui peut être perçu, on comprend que l’objection ne tient pas. De même, quand on réalise que Brahman est au-delà de toute perception. Ainsi ne faut-il pas confondre le fait d’être réellement distinct et d’avoir des caractéristiques différentes. Prenons deux ornements en or, à savoir un bracelet et une boucle d’oreille. Le bracelet est différent de la boucle d’oreille et vis-versa. L’or en tant que tel est autre chose qu’un bracelet ou une boucle d’oreille. On peut même dire qu’il est infiniment plus que l’un et l’autre. Le nom et la forme du bracelet ne se trouvent pas dans la boucle d’oreille et vis-versa. L’un et l’autre sont différents et s’excluent mutuellement. Et pourtant, aucun n’est réellement différent de l’or. L’or est leur cause substantielle, tout en restant différent d’eux. Pas plus d’ailleurs l’or ne saurait-il être réduit aux noms et formes des ornements qui sont tirés de lui. Il en va de même de la relation entre Brahman et l’univers manifesté. L’univers se présente sous la forme d’objets spatio-temporels. Tout en étant distincts les uns des autres, ils ne sont pas réellement distincts du Brahman. De la même manière, Brahman tout en transcendant l’univers manifesté et en étant autre de lui, n’est pas essentiellement différent de lui. C’est parce que Brahman est absolument transcendant qu’il embrasse toutes choses dans son unité indivisible. Quand on abstrait une partie du tout, on ne peut pas dire de la partie qu’elle est le tout. Les caractéristiques du tout ne peuvent appartenir aux simples parties. Pour cette raison, les Vedas enseignent que Brahman est « autre chose que ce qui peut devenir un objet d’adoration. » De là, il s’ensuit que la non-dualité n’est pas affaire de doctrine, d’activité ou de règle de conduite. La non-dualité n’est autre que le Soi lui-même, indicible et ineffable. Telle est la finalité ultime. Les exposés doctrinaux, les débats et les règles de conduites ne font qu’apporter une aide pour obtenir une intuition de cette vérité. Les activités extérieures comme les différentes formes d’adoration ne sont que des moyens parmi d’autres. L’adoration, la méditation et l’investigation ne sont en somme que des supports pour la pratique spirituelle. Parmi les supports disponibles en vue de réaliser la vérité, la méditation est plus proche de ce qui est visé que l’adoration et l’investigation en est encore plus proche que la méditation. L’aspirant spirituel peut avoir recourt à l’un quelconque de ces supports en fonction de son inclination.
« Pour en faire l’expérience, il faut plonger profondément en soi-même, ou entrer dans le cœur par la maitrise du souffle. C’est ainsi qu’on réalise le Brahman auto-lumineux en tant que « Je » et qu’on s’établit fermement dans le Soi. » (Ramana Gita, II,2.)
Dans ce verset, le Maharshi a décrit les différentes formes de pratique spirituelle à savoir le contrôle du souffle [qui relève de l’activité extérieure], la descente en soi-même (qui relève de la méditation) et l’investigation [de type discriminative]. Ce verset suggère aussi que l’investigation n’est pas une fin en soi mais ce qui mène à la délivrance finale. Tous les aspects de la vie et de l’enseignement du Maharshi sont intégralement tournés vers cette fin ultime et transcendante. Et c’est pour cette raison que son enseignement n’épouse la forme d’aucune doctrine ou d’autre croyance religieuse particulière. En même temps, toutes les croyances religieuses trouvent leur place et leur domaine d’application dans son enseignement. Le verset suivant est clair sur ce point :
« Toutes les religions postulent une distinction entre le monde, l’âme et le Soi suprême ou Dieu. Cette distinction n’a de réalité qu’aussi longtemps que le sens du « Je » individuel subsiste. Quand le sens du « Je » a disparu, il n’y a plus de place pour ces distinctions. S’affranchir de l’individualité et demeurer dans le Soi, tel est l’état suprême. » (Sat-Darshanam, 2)
Personne ne peut atteindre cet état, sans s’être délesté au préalable de ses croyances doctrinaires. C’est ce que Ramana Maharshi est parvenu à démontrer.
Premiers pas
Pour aborder ce traité, un certain nombre de points importants ont besoin d’être clarifiés. L’analyse de trois concepts fondamentaux nous permettra en particulier de saisir le sens « apparent » et implicite de plusieurs passages de ce traité. Ces termes sont les suivants : aham (je), bandha (lien) et moksha (libération). Quel est le sens du terme aham ? Aham ou « Je » s’oppose aux termes « toi » ou « lui ». On peut directement saisir le sens du terme aham à partir de l’expérience du « je suis », « j’existe ». Le terme sanskrit aham se traduit par « je ». L’expérience que le sujet a de sa propre existence mène à la source du « je suis », à savoir le Soi. Ceci implique aussi que le Soi est l’essence de la manifestation. En vérité, faire l’expérience de tout ce qui est c’est faire l’expérience du Soi et cette expérience est au-delà de toute détermination et de toute dualité. Les distinctions qu’on peut percevoir dans l’existence ne sont pas réelles et sont le produit de la surimposition. En tant que telles, elles sont transitoires mais l’existence elle-même est immuable. Par exemple, « je suis » est du domaine de l’existence pure. Des propositions comme « je suis intelligent », « je suis bête », « je suis un pêcheur », « je suis une personne vertueuse » portent sur les attributs. Le « Je » ne peut pas être en même temps intelligent et bête. L’intelligence et la bêtise s’excluent mutuellement mais dans l’expérience du « Je suis » aucune contradiction ne subsiste. La bêtise chasse l’intelligence ou l’intelligence la bêtise. Mais dans un cas comme dans l’autre, le « Je » demeure identique à lui-même. C’est parce que le « Je » relève de l’existence pure ; l’intelligence ou la bêtise sont de simples attributs. Parce qu’il n’y a qu’une existence unique qui sous-tend la manifestation dans sa totalité, connaitre l’essence de son propre Soi, c’est connaitre l’essence du Tout.
Dans ce traité, différentes méthodes sont présentées en vue de connaitre la véritable nature du « Je ». C’est la raison pour laquelle, il a été intitulé Sat-Darshanam, « Le Dévoilement de la Réalité ». De la même manière qu’il est possible de connaitre l’existence qui sous-tend toute la manifestation à partir de la connaissance de soi-même, Brahman, qui est de l’ordre de l’expérience totale, peut être connu par celui qui réalise sa propre nature. Existence et expérience renvoient ultimement au Brahman dont la nature est Etre, Conscience et Béatitude. Brahman est le Soi de toute la manifestation. C’est pour cela qu’il est dit du Brahman qu’il est « le Soi de tous les êtres » (sarva bhootatma bhootatma). Il se manifeste comme le « Je » dans la caverne du Cœur et comme existence dans le monde extérieur.
En cherchant à connaitre la nature des objets extérieurs, on ne peut obtenir qu’une connaissance indirecte du Brahman. Pour connaitre la vérité à propos du monde extérieur, il faudrait que l’homme ignore le témoignage de ses sens relatif aux objets et à leurs attributs. Mais il n’est pas en son pouvoir de le faire. Les organes des sens ayant eux-mêmes une forme, ils ne peuvent pas percevoir autre chose que des formes. C’est pour cette raison que, par le moyen des grandes formules sacrées (Mahavakya), les Vedas enseignent que la connaissance de soi-même est le seul moyen de réaliser la connaissance du Brahman. C’est par des formules telles que « Je suis Brahman » (Ayamatma Brahma), « La conscience est Brahman » (Prajnama Brahman) et d’autres équivalentes qu’on parvient à la connaissance de l’identité du « Je » individuel et du Brahman. La réflexion nous fait comprendre que le « Je » doué d’attributs, dont nous avons la connaissance dans l’expérience mondaine, est impermanent et assume différentes formes transitoires. Ce « Je » n’est pas le Brahman auto-lumineux décrit dans les Vedas. Le désir nait alors de connaitre le Soi véritable. Cette connaissance ne peut être atteinte que par l’analyse du « Je », de sa cause et de son support. Le « Je » empirique n’a que l’apparence du « Je » véritable.[2] La cause et le support du « Je » apparent, son lieu de manifestation et de résorption, tel est le « Je » véritable. La conviction d’exister en tant que « Je » nait de l’identification avec une des cinq enveloppes (annamaya, pranamaya, manomaya, vijnamaya et anandamaya kosha). Le corps grossier est appelé l’enveloppe faite de nourriture. Ce corps est constitué de fluides et de sang et sa capacité d’agir dépend de la nourriture qu’il digère. L’enveloppe vitale est composée par les cinq souffles (prana, apana, udana, vyana et samana) et les cinq organes d’action. L’enveloppe mentale est constituée par les cinq organes de connaissance (le sens de l’ouïe, du toucher, de la vue, du goût et de l’odorat). La faculté de discrimination (buddhi) forme l’enveloppe intellectuelle. On fait l’expérience de l’enveloppe de béatitude (anandamaya kosha) dans le sommeil profond. On les appelle enveloppes parce qu’elles voilent la réalité du Soi. En vue de faciliter le travail d’investigation, les trois corps grossier (sthula), subtil (sukshma) et causal (karana) sont divisés en cinq enveloppes.
L’enveloppe formée de nourriture correspond au corps grossier. Les enveloppes vitale, mentale et intellectuelle correspondent au corps subtil. La mémoire (citta) et le sens de l’ego (ahamkara) font parties du corps subtil qui inclut aussi le mental (mana) et l’intellect (buddhi). L’expression « corps subtil » désigne la combinaison des dix-neuf principes à savoir les cinq souffles, les cinq organes d’action, les cinq organes de connaissance, le mental, l’intellect, la mémoire et le sens de l’ego. L’enveloppe de béatitude (anandamaya kosha) forme le corps causal.
L’ego, lumineux comme le Soi, croit être indépendant alors qu’il est dépendant des cinq enveloppes pour se manifester. Il n’a que l’apparence du Soi véritable. En tant qu’il est identifié au corps subtil, on l’appelle individu (jiva). En tant qu’il brille à la manière du Soi, on le prend pour le Soi. Dans la mesure où il est conçu comme intermédiaire entre le corps subtil et le Soi véritable, cet ego est appelé le Soi individuel (jivatma). La conception ordinaire que l’on se fait du « Je » reflète notre expérience au niveau du corps subtil. C’est cet ego qui produit l’illusion d’une multiplicité d’êtres distincts, chacun doué d’une individualité et d’une autonomie propre. C’est pourtant le Soi suprême (paramatman) qui est le « Je » véritable. Inaffecté par le temps, sous sa triple forme du passé, du présent et de l’avenir, tout à la fois principe et support de tous les êtres, le Soi suprême est le sens implicite et véritable de ce que l’on désigne comme le « Je. » C’est ce Soi suprême qui brille en tout être et pour cette raison, on peut dire du paramatman qu’il est le sens littéral du terme « Je ». Dans la quête du souverain Bien, l’aspirant spirituel doit apprendre à distinguer entre le sens suprême, implicite et apparent du terme « Je ».
Considérations sur la servitude
Par l’accumulation de mérites et la grâce du Seigneur, l’homme parvient à la maturité spirituelle et prend conscience de la servitude. L’homme immature ne peut pas saisir la nature de la servitude dans laquelle il est plongé. Il n’en va pas de même de l’homme qui, ayant atteint la maturité intérieure, a commencé à s’interroger : Quelle est la nature de la servitude ? C’est « le nœud subtil retenant la conscience à ce qui est inerte » (chijjada granthi) qui est la cause de la servitude. Le corps subtil, se manifestant à travers les facultés d’action et de connaissance, est composé par le mental et le souffle. Parfois c’est le mental seulement qui est identifié au corps subtil en raison de sa plus grande subtilité et de sa plus grande proximité avec la lumière de la conscience. L’association du corps subtil avec la lumière de la conscience est la cause de l’identification au corps et de l’idée erronée selon laquelle la conscience est réellement assujettie à la naissance et à la mort. Un cristal incolore et transparent se colore en rouge à proximité d’une rose rouge. De la même manière, à proximité du corps subtil, la conscience apparait comme douée d’attributs et le corps comme doué de conscience. Telle est la nature de la servitude. La question se pose néanmoins de savoir qui en vérité est asservi ?
Dans la mesure où l’expérience de la servitude est intimement liée à l’expérience du corps subtil, lequel agit comme intermédiaire entre la Conscience Pure et ce qui est inerte, on peut faire l’hypothèse que c’est cette Conscience Pure, le sens véritable du terme « Je », qui fait l’expérience de la servitude. [Il ne saurait en être véritablement ainsi parce que] la Conscience est éternellement libre. Il doit pourtant bien y avoir un sujet qui fait l’expérience de la servitude. A jamais asservi, il s’identifie au corps subtil et aux souffrances causées par l’agitation mentale. Se croyant autonome, il a toujours besoin de la lumière de la conscience pour connaitre les objets. Prétendant être libre, il est perpétuellement dépendant d’un support. Tel un spectre, il se fait passer pour le Soi lui-même. De qui peut-il s’agir sinon du sens de l’ego (ahamkara) ? C’est l’ego, cet imposteur se faisant passer pour le Soi et qui prend ensuite l’apparence d’une multitude de formes. Dépendant à jamais des formes, passant de l’une à l’autre, toujours parmi elles mais n’ayant lui-même aucune forme propre, c’est lui auquel on se réfère comme au sens apparent du terme « Je ». Il est encore appelé l’individu (jiva). Du point de vue de la non-dualité, on peut dire que cet ego individuel est à la fois l’être asservi et [le responsable de] la servitude. En dehors de lui, il n’y a personne qu’on puisse reconnaitre comme asservi. La servitude sous la forme du corps subtil et l’ego qui en est la victime sont tous les deux des manifestations du Soi, de ce qui est désigné comme le sens implicite du terme « Je. » C’est par le pouvoir d’occultation (tirodhana shakti) du Soi qu’ils sont manifestés. Quel que puisse être le support ou le fondement d’un objet, ce n’est pas lui mais son possesseur qui peut le revendiquer comme lui appartenant. De l’argent peut être enfermé dans un coffre mais ce n’est pas le coffre qui est le propriétaire de cet argent. L’homme riche, qui revendique cet argent comme le sien, c’est lui qui possède cet argent. De la même manière, bien que la conscience soit le support et le fondement du corps subtil et de l’ego, elle n’est elle-même ni l’être asservi, ni [la responsable de] la servitude. C’est l’ego dans la mesure où il se reconnait comme asservi qui est asservi. C’est l’ego, ce pseudo-Soi, qui est sujet à l’expérience de la servitude et de la libération. Au commencement, l’ego s’est attaché aux objets par le pouvoir des constructions mentales. Quand il atteint finalement la maturité spirituelle, il s’engage alors dans une quête en vue de connaitre la cause et le support de son être. Se détachant du non-soi sous forme des constructions mentales et des objets, il parvient finalement à la libération.
Dans ce corps subtil, qui à la manière d’un spectre se fait passer pour le Soi, mais n’est en vérité qu’un tissu de vibrations vitales et mentales, séjourne à l’état latent deux puissances. L’une est source de servitude et l’autre de libération. On les appelle respectivement tirodhana shakti, la puissance qui voile la nature du Soi et anugrha shakti, la puissance qui la révèle. Des profondeurs du Soi, tirodhana shakti fait advenir l’illusion d’une multiplicité existant par elle-même. C’est cette puissance qui nous porte à tourner notre attention vers l’extérieur et les objets grossiers. Ainsi se forme le nœud subtil retenant la conscience à ce qui est inerte et produisant l’expérience du voilement et de la distinction. C’est sous l’emprise de cette puissance, laquelle réside [à l’échelle individuelle] dans le corps subtil, que toute forme d’activité cognitive s’oriente vers les objets des sens. Cette puissance est la cause de la servitude. Elle est aussi appelée ignorance (avidya) ou nescience (ajnana).
Dans le corps subtil prend alors forme l’idée d’un ego, d’une identité fictive qui vient recouvrir la lumière du Soi. L’ego s’identifie à l’agitation du mental et fait l’expérience du plaisir, de la souffrance et de l’illusion à travers les objets des sens. En même temps, ces expériences le font murir spirituellement. Alors s’éveille cette autre puissance qui est une puissance de libération (anugrha shakti). Avec le développement du discernement et la prise de conscience de la futilité des attachements mondains, la puissance de libération en vient à briser le lien entre la conscience et ce qui est inerte et entre le Soi et le corps. L’ego, sous la forme du corps subtil, est porté par un élan irrésistible et unilatéral vers le Soi véritable. Cette puissance de libération qui révèle la nature véritable du Soi est aussi une puissance de grâce. La soif de la connaissance libératrice et la quête de la libération sont ses effets. La connaissance se fait jour et détruit le nœud subtil qui retenait la conscience à ce qui est inerte.
Comme on vient de le voir, tirodhana shakti dissimule la lumière du Soi et plonge l’ego dans un tissu de vibrations vitales et mentales (appelées vritti). L’ego est ainsi attiré vers le monde des objets extérieurs et des formes et c’est pourquoi cette puissance est appelée puissance de servitude. Anugrha shakti au contraire détourne l’individu du monde des formes et de la quête des satisfactions sensibles. La pensée se fixe alors sur l’idée du « Je ». Sous l’action de cette puissance [libératrice], la pensée abandonne progressivement son caractère [individuel] et se résorbe finalement dans le Soi [universel]. Tirodhana et anugrha shakti sont constamment à l’œuvre dans le corps subtil et dans l’expérience de l’ego. Ainsi se trouvent résolues les interrogations sur la cause de la libération et de la servitude.
Considérations sur la libération
L’analyse de l’état de servitude rend superflu une explication détaillée de l’expérience libératrice. Que le non-soi se manifeste comme le Soi et le Soi comme le non-soi, telle est la nature de la servitude. Couper le nœud subtil qui retient la Conscience à ce qui est inerte, telle est l’expérience libératrice. En vérité, le Soi est au-delà de la servitude et de la libération. C’est cet ego qui n’est qu’un simulacre du Soi véritable qui fait l’expérience de la servitude et de la libération. Quand le Soi est réalisé, c’est jusqu’au souvenir qu’un être est passé de l’état de servitude à l’état délivré qui a disparu. Dans l’expérience libératrice, même la distinction entre le passé et le futur disparait. La libération n’est pas un état qu’on peut conquérir par des actions ou des pratiques dévotionnelles. La libération n’est pas autre chose que la réalisation que ce qui est éternellement délivré, le suprême Soi, n’est jamais aux prises avec le monde des apparences sensibles. On ne peut parler de libération pour le Soi qu’en un sens figuré parce que le Soi est éternellement libre. C’est l’ego, cet imposteur se faisant passer pour le Soi, qui fait l’expérience de l’état délivré quand le Soi, à jamais affranchi de toute entrave, est réalisé. On a expliqué précédemment que cet ego qui n’est qu’un simulacre du Soi véritable n’avait pas de forme ou de qualités propres. Dans l’état d’ignorance, il assume la forme et les attributs du non-soi et fait l’expérience de la servitude. Quand il réalise le Soi, il est envahi par un sentiment de satisfaction et de contentement. Cette expérience affective est sa manière de faire l’expérience de la libération. Du point de vue empirique, l’individualité de celui qui connait Brahman subsiste par-delà l’expérience libératrice. Elle s’identifie alors à la conscience permanente que ce dernier peut avoir de la source [de son être]. En vérité, les facultés et la conduite de l’homme délivré ne diffèrent pas de celles de l’ignorant. La seule différence est qu’une fois que le nœud de la servitude est rompu, il ne peut plus se reformer. Pour l’homme délivré, tout est contenu dans le Soi et tire sa réalité de Lui. Ces considérations ne sont valides néanmoins que du point de vue empirique. En réalité, l’état de l’homme délivré est ineffable et indicible.
Comme le faisait remarquer le Maharshi lui-même :
« Qui en vérité est qualifié pour comprendre l’état de celui qui ne connait rien en dehors du Soi ? » (Ramana Gita)
Selon l’enseignement du Maharshi, la réalisation du Soi est la libération en tant que telle. Celui qui a réalisé le Soi voit le Soi en toutes choses. On ne peut saisir la nature de la libération par les constructions mentales, la pensée ou le raisonnement. Tout au plus peut-on se faire une idée vague de cet état, mais cela s’avère de peu d’utilité pour atteindre le Soi, la Réalité Suprême.
On peut distinguer trois thèses concernant l’homme libéré : l’homme libéré conserve une forme corporelle ; l’homme libéré n’a plus de forme corporelle ; l’homme libéré peut maintenir ou non une forme corporelle. Concernant ce sujet, voici la position du Maharshi :
« Les sages sont divisés à propos de l’état de libération : certaines prétendent que le délivré conserve une forme [corporelle], d’autres qu’il est sans forme, d’autres encore qu’il peut maintenir ou non une forme. Dans la mesure où la perception de la présence ou de l’absence d’une forme dépend de l’idée d’un « Je » individuel, il ne s’aurait s’agir de l’état suprême. Seule la destruction de l’idée d’un « Je » individuel, laquelle est à l’origine de ce genre de débat, peut être appelée libération au sens véritable du terme. » (Sat-Darshanam, 40)
La destruction de l’idée d’un « Je » individuel n’est possible qu’une fois que le Soi auto-lumineux, le « Je » véritable, a été réalisé. Quand le mental ne s’identifie plus avec le non-soi, qu’il n’est plus attiré par les formes, il est devenu un dans son être avec l’Absolu ou le Soi. Dans la Ramana Gita, on trouve le verset suivant :
« Quand le mental est porté à connaitre la vérité du Soi, il devient la forme du Soi et n’est plus séparé de Lui. » (Ramana Gita, 8)
C’est ce qu’on appelle la réalisation du Soi, telle que l’enseigne les Vedas : « seule la connaissance mène à la délivrance » (jnanadeva tu kaivalyam). Cette formule sacrée enseigne que la libération (kaivalya, litt. « l’isolement libérateur ») n’est accessible que par la connaissance suprême. La libération n’est pas une conséquence ou l’effet de la connaissance. La connaissance est la libération même. Telle est la quintessence de l’enseignement védique.
Cette brève introduction devrait être suffisante pour nous faire goûter la profondeur de l’expérience du Maharshi et sa compassion. Son enseignement est un don divin apte à enchanter les cœurs purs. Cette conviction deviendra d’autant plus ferme qu’on progressera dans la lecture du traité qui suit. Jusqu’à aujourd’hui, ceux qui ne connaissaient que l’hindi n’avait aucun moyen d’accès à cette œuvre. L’enseignement du Maharshi, originellement dispensé en tamil, n’était accessible qu’à ceux qui connaissaient le sanskrit et l’anglais. C’était là une perte considérable pour ceux qui ne connaissaient que l’hindi. Au cours de la dernière période de mousson (litt. chaturmasya), j’ai composé une traduction de cette œuvre à la demande de plusieurs aspirants spirituels et à la requête expresse de Brahmachari Pitamsimh. Pour étudier une œuvre telle que « Le Dévoilement de la Réalité » une préparation intérieure est nécessaire pour se mettre dans l’état de réceptivité suffisante. Cette introduction a été écrite à cette fin. Certaines des vérités les plus profondes ne peuvent être communiquées que sous la forme d’aphorismes. Avec l’attention et la concentration nécessaires, nous pensons qu’il est possible de pénétrer les acarnes de ce traité. Il n’y a pourtant nul besoin de se lamenter si certains passages restent obscurs. Chacun pourra en tirer quelque chose [à la mesure de ses prédispositions]. Nous nous sommes efforcé de rendre cette traduction aussi accessible que possible. Les difficultés qui peuvent subsister tiennent à la nature même d’un sujet qu’on ne peut pleinement saisir qu’en présence d’un sage, d’un [authentique] connaisseur du Brahman.
Il s’agit donc comme nous l’avons indiqué de la traduction hindie d’un texte initialement composé par le Maharshi en tamil. Les quarante versets du texte original ont été composés en vers shukla. La traduction sanskrite de Vasistha Ganapati Muni comporte quarante-et-un versets et a été composé en vers upajathi. Pour préparer la traduction hindie, nous nous sommes appuyé sur le commentaire sanskrit de Bharadvaj Kapali. Nous lui sommes donc redevable.
Afin de permettre au lecteur de parvenir à la meilleure compréhension possible de cette œuvre, nous avons utilisé une terminologie hindie la plus proche possible de l’original. Des éclaircissements terminologiques et un commentaire sont donnés à l’appui.
Il est possible que certains doutes subsistent dans l’esprit de certains lecteurs. Nous les invitons à nous en faire part et nous tâcherons d’apporter les éclaircissements nécessaires dans la prochaine édition. Nous espérons que le lecteur de langue hindie tirera le maximum de profit de ce travail.
Swarupananda Saraswati (traduit à partir de l’anglais par Renaud Fabbri)
[1] Traduction modifiée par rapport à celle publiée par les Editions Traditionnelles.
[2] Le passage se base semble-t-il sur la distinction scholastique entre le sens implicite et explicite du « Je » dans les Mahāvākyas. Sur ce thème, on consultera les analyses de G. Pelligrini dans Symboles du Monothéisme Hindou, p. 49-52.