Les versets ci-dessous sont extraits de la traduction française de la Guirlande des Paroles du Guru (Guru Vachaka Kovai) de Sri Muruganar (Editions le Refuge du Rishi, 2021). Le texte a été traduit par Chislain Chetan à partir du travail de Michael James et Sadhu Om.
6. Vivarta siddhānta (la doctrine de l’apparence illusoire)
83. Par ce [qu’il] a dit avec amour : « nam ulaham » [nam ulaham kandalal, « parce que nous voyons le monde », les premiers mots du premier verset de l’Ulladu Narpadu], Ramana Ācārya, qui enseigne ce qui est le plus bénéfique pour les êtres vivants, a révélé que seul le vivarta siddhānta protecteur [la doctrine de l’apparence illusoire] était vrai, écartant [par là même] [toutes] les autres doctrines.
Sādhu Om : « Parce que nous voyons le monde » sont les premiers mots du verset 1 de l’Ulladu Narpadu, le poème de Bhagavān en quarante versets sur la nature de la Réalité.
Bien que son expérience de la Vérité ne puisse trouver une expression correcte que dans la « doctrine de l’ajāta » [de la non-naissance absolue de toutes choses], Bhagavān Śrī Ramana n’utilise que la « doctrine du vivarta » pour ses enseignements.
En supposant une cause et son effet, les religions enseignent généralement que Dieu a créé les âmes individuelles et le monde ; certaines enseignent la « Doctrine du dvaita » [dualité], laquelle postule que tous les trois [Dieu, les âmes et le monde] resteront éternellement séparés ; d’autres enseignent la « Doctrine du viśiṣṭādvaita » [non-dualité qualifiée], laquelle postule qu’en dépit du fait que la dualité prévale maintenant, les âmes et le monde fusionneront plus tard dans l’union avec Dieu ; d’autres encore enseignent la « doctrine de l’advaita » [non-dualité], qui postule que même maintenant, bien qu’ils semblent séparés, les trois sont en vérité de simples apparences et ne sont autre que la seule Réalité ; et de nombreuses autres doctrines sont également enseignées par diverses religions.
On peut classer les aspirants en quatre niveaux de maturité : obtus [manda], moyens [madhyama], mûrs [tīvra] et pleinement mûrs [atitīvra]; ceux des deux premiers degrés accepteront volontiers la « Doctrine du dvaita » ou du « viśiṣṭādvaita ».
La « Doctrine du vivarta » est recommandée pour expliquer le point de vue de l’advaita, c.-à-d. pour expliquer comment l’apparence du monde, celui qui la voit, et sa connaissance de l’apparence, viennent tous trois simultanément à l’existence, non conditionnés par la cause et l’effet. Cependant, puisque cela admet l’apparence du monde, des âmes et de Dieu, ce n’est qu’une hypothèse de travail pour aider les aspirants. La « Doctrine de l’ajāta », en revanche, n’admet jamais même l’apparence de cette trinité, mais proclame que seule la Réalité Unique et resplendissante par Elle-même existe éternellement et sans modification ; l’ajāta est donc la plus élevée de toutes les doctrines, et elle ne convient qu’aux aspirants pleinement mûrs.
Puisque le mental des aspirants mûrs (tīvra adhikārī) ne peuvent pas non plus se satisfaire de l’ajāta, dont ils ne peuvent saisir pleinement la vérité, ou d’autres doctrines telles que la dualité (dvaita), qui leur semblent fausses et qu’ils ne peuvent donc accepter, Śrī Bhagavān met de côté toutes les autres doctrines et enseigne seulement le vivarta, qui est adapté à la maturité de leur mental.
84. Tout ce qui est perçu par le mental était déjà dans le cœur. Sache que toutes les perceptions sont une reproduction de tendances passées projetées à présent à l’extérieur [à travers les cinq sens].
85. Le Soi Lui-même est vu [en raison de la māyā] apparaissant comme les nombreux noms et formes de cet univers, mais Il n’agit pas comme la cause ou l’agent, créant, préservant et détruisant cet univers.
86. Ne demande pas : « Pourquoi le Soi, comme s’il était dans la confusion, ne connaît-il pas la Vérité que c’est Lui-même qui est vu comme le monde ? » Si au lieu de cela tu demandes : « À qui cette confusion arrive-t-elle ? », tu découvriras qu’une telle confusion n’a jamais existé pour le Soi !
Sādhu Om : Par la recherche du Soi, le sceptique confus, qui est l’ego, perdra son identité et sera noyé dans le Soi ; il découvrira alors que ni l’ignorance ni la confusion n’ont jamais existé pour le Soi, mais seulement pour l’ego inexistant.
87. Le Soi qui apparaît en tant que monde est comme une corde se voyant comme un serpent ; tout comme le serpent, après examen, est découvert à jamais inexistant, de même le monde est découvert à jamais inexistant, même en tant qu’apparence.
88. Quand on y réfléchit bien, n’est-ce pas cette pensée seule qui [en se trompant elle-même] crée dans la corde l’apparence du serpent — serpent qui ne peut être autre que cette pensée elle-même — comme s’il était différent [de la corde], puis qui maintient [son apparence] comme cause de sa souffrance, et finira par détruire [cette apparence au moyen d’une claire connaissance du Soi obtenue en se tournant vers l’intérieur pour connaître « Qui suis-je ? »] ?
Sādhu Om : Dans ce verset, les mots répétés « que cette pensée elle-même » désignent le mental ou l’ego, à savoir la pensée initiale du « je », qui pense toutes les autres pensées. Cette pensée vient à l’existence en raison de l’avicāra (« non-investigation » ou manquement à ne s’occuper que d’elle-même), créant ainsi l’apparition de ce monde, et elle continue d’exister en raison de l’avicāra, soutenant par là même l’apparence de ce monde, et elle cessera finalement d’exister grâce au vicāra (« investigation » ou le fait de ne s’occuper que d’elle-même), détruisant ainsi l’apparence de ce monde. Par conséquent, ce monde n’est pas créé par Dieu, qui est notre vrai Soi, mais seulement par notre ajñāna ou l’ignorance du Soi, qui est le résultat de l’avicāra, du pramāda ou de la négligence du Soi.
89. La graine et sa pousse semblent coopérer, chacune étant à son tour la cause de l’autre, et cependant tout effet détruit aussi sa cause ; en fait, l’effet n’est pas réellement produit par la cause, puisque tous deux ne sont produits que par l’imagination du mental ignorant.
90. Seul l’unmai [« est »-ité, être, vérité ou réalité] qui est Conscience est l’ātman [Soi]. Le monde n’est qu’une distorsion qui est cette Conscience [c.-à-d. qu’elle n’est rien d’autre que cette conscience apparaissant sous une forme distordue]. Si une corde était consciente, pour être [vue comme] un serpent, aurait-elle besoin de quelqu’un d’autre [qu’elle] ?
Dans l’analogie de la corde et du serpent, bien que la corde et le serpent ne fassent qu’un, la personne qui voit à tort la corde comme un serpent est séparée des deux. Cependant, dans le cas de la Réalité et de l’apparence du monde, non seulement la Réalité et le monde ne font qu’un, mais nous, qui voyons à tort la Réalité en tant que monde, ne sommes séparés d’aucun d’eux, car la Réalité qui est vue comme le monde n’est que le Soi, qui est la Conscience, et nous qui la voyons ainsi ne sommes rien d’autre que cette même Conscience. Par conséquent, en posant la question rhétorique : « Si une corde était consciente, pour être [vue comme] un serpent, aurait-elle besoin de quelqu’un d’autre [qu’elle] ? » Śrī Bhagavān met l’accent sur la vérité de la non-dualité absolue (advaita) ou non-différence (abhēda).
91. Le Soi a-t-il changé sa nature d’Être immobile en celle du mouvement, sinon, comment ce monde est-il venu à l’existence ? Le Soi n’a jamais subi de changement ou de mouvement ; ce monde semble exister uniquement à cause de l’ignorance, qui elle-même est fausse.
Cette même idée est également illustrée et développée dans les huit versets suivants.
92. Quand, du point de vue de l’unique espace indivisible, même le pot n’a pas d’existence séparée, n’est-il pas insensé de dire que l’espace à l’intérieur du pot se déplace avec les mouvements du pot ?
93. De même, lorsque, dans la plénitude de la Conscience du Soi, le corps et le monde ne peuvent même pas exister, étant non-Soi et incomplets, il est ridicule de dire que le Soi se meut à cause des mouvements du corps et du monde mutables.
94. Bien que le Soi, qui est toujours immobile en raison de sa plénitude, semble se mouvoir avec les mouvements du miroir instable, le mental, ce n’est jamais le Soi réel qui se meut, mais seulement son reflet, le mental.
95. Si l’on demande : « Comment les upādhis trompeurs [attributs tels que le mental, l’intellect, le cittam, etc.] [semblent-ils] surgir pour le Soi Suprême, qui est Un sans second ? », Il faut répondre qu’on les voit surgir uniquement du point de vue du jīva ignorant, et qu’en réalité, pour le Soi, aucun attribut n’a jamais surgi. Sachez-le !
Sādhu Om : Il n’y a pas d’expérience des upādhis dans le jñāna, et par conséquent ils n’apparaissent qu’aux ignorants et jamais aux jñānis. Ayant entendu cela, les ignorants demandent toujours aux jñānis comment leur mauvaise vision est née, mais ils doivent comprendre qu’un jñāni ne peut jamais admettre que les upādhis existent pour le Soi, et qu’il est donc de la responsabilité des ignorants de découvrir par eux-mêmes comment et pour qui les upādhis apparaissent. Ainsi, Bhagavān avait souvent l’habitude de contre-interroger ses dévots en disant : « Vous prétendez que les upādhis sont venus à l’existence et sont réels, mais c’est vous seuls qui devez découvrir ce qu’ils sont, comment, d’où et à qui ils apparaissent !
Ceci illustre pourquoi la « Doctrine du vivarta » [c.-à-d. la création simultanée] est adaptée au point de vue de l’interrogateur, qui n’admet que « l’ajāta » [c.-à-d. la non-création]. On peut également mentionner ici la note du verset 83.
96. Une étincelle de feu ne peut s’envoler qu’à partir d’une boule de feu de taille limitée [et elle ne peut pas le faire à partir d’un feu qui est illimité et omniprésent]. De même, il est impossible pour les jīvas et le monde de surgir comme de minuscules entités séparées, « moi » [et « ceci »], du suprême Soi, qui est le Tout illimité.
Sādhu Om : Cela signifie que le monde, Dieu et les jīvas n’apparaissent que dans la vision du jīva, qui est un faux reflet du Soi, et que, du point de vue suprême du Soi, il n’y a absolument aucune création.
97. Le corps n’existe qu’au point de vue du mental, qui est trompé et attiré vers l’extérieur par le pouvoir de la māyā. Du clair point de vue du Soi, qui est un seul et vaste Espace de Conscience, il n’y a pas du tout de corps, et il est donc faux d’appeler le Soi « dehī » ou « kṣetrajña » [le propriétaire ou le connaissant du corps].
Sādhu Om : La vérité que Śrī Bhagavān révèle dans ce verset est que dans la Bhagavad Gītā les termes kṣetra et kṣetrajña, le « champ » (corps) et le « connaissant du champ » (âme), et deha et dehī, le « corps » et le « propriétaire du corps », ne sont pas la vérité, mais ne sont que des expressions figuratives (upacāra vārtā) que Śrī Kṛṣṇa a données par compassion, sachant que si cela était dit d’une autre manière, cela ne serait pas clair pour le mental ignorant de soi-même.
98. À moins que le corps ne soit considéré comme « je » (« moi »), l’altérité — le monde des objets mobiles et immobiles — ne peut être vue. Par conséquent, dès lors que l’altérité — les créatures et leur Créateur — n’existe pas, il est faux d’appeler le Soi le Témoin.
Sādhu Om : Les descriptions du Soi comme le « témoin de l’âme individuelle » (jīva sākṣī) ou le « témoin de tout » (sárva sākṣī), que l’on trouve dans certains textes sacrés, ne sont pas vraies mais seulement figuratives (upacāra), car c’est uniquement quand d’autres choses sont connues que celui qui les connaît en est le « témoin ». Puisque le Soi ne connaît rien dans l’état d’Unité absolue, qui est dépourvu de toute autre chose, de quoi peut-il être témoin ? Par conséquent, décrire le Soi comme un « témoin » est incorrect.
99. Le monde n’existe pas en dehors du corps ; le corps n’existe pas en dehors du mental ; le mental n’existe pas en dehors de la Conscience ; et la Conscience n’existe pas en dehors du Soi, qui est Existence.
Sādhu Om : Par conséquent, on peut conclure que tout est le Soi, et que rien d’autre que le Soi n’existe.
7. Ajāta siddhānta [la doctrine de la « non création »]
100. Bien que guru Ramana ait enseigné diverses doctrines selon le niveau de compréhension de ceux qui vinrent à lui, nous avons entendu de sa part que l’« ajāta » seul est véritablement sa propre expérience. Sachez-le !
Sādhu Om : L’« ajāta » est la connaissance que rien — ni le monde, ni l’âme, ni Dieu — ne viennent jamais à l’existence, et que « Ce qui est » existe à jamais tel qu’Il est.
101. C’est ce même ajāta que Śrī Kṛṣṇa a révélé à Arjuna dans un des premiers chapitres [le deuxième] de la Gītā, et sachez que c’est seulement à cause de la perplexité et de l’incapacité de ce dernier à saisir la Vérité que d’autres doctrines furent enseignées dans les seize chapitres restants.