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René Guénon, Eric Voegelin et la question de la fin du Kali Yuga

La mise en lumière de convergences possibles entre ces deux critiques de la modernité tardive, par-delà des différences irréductibles, permet finalement de souligner une certaine complémentarité dans leurs démarches, d’entrevoir comment l’un et l’autre peuvent éclairer leurs angles aveugles respectifs. Comme on l’a déjà indiqué, Guénon pourrait contribuer à ouvrir le projet voegelinien au-delà des limites de la tradition occidentale, lui permettant ainsi de surmonter certains de ses préjugés eurocentriques et civilisationnistes.

Voegelin en retour semble pouvoir faire apparaitre à nos yeux certaines limitations du discours guénonien. Pour le maitre du Caire comme on l’a vu, la perfection est toujours derrière nous, à l’origine des temps, ce qui ne manque pas de soulever un ensemble d’apories pour qui se penche sur l’histoire concrète des religions. La théorie voegelinienne de la différenciation semble par exemple plus à même que le culte guénonien de l’originaire de rendre raison de la transition, ô combien capitale pour toute la pensée indienne, entre les hymnes cosmologiques des Vedas et la métaphysique des Upanishads. Ce qui met plus encore en péril la pensée de Guénon c’est la tendance de certains de ses disciples à la métamorphoser en une idéologie politique aussi réactionnaire que donquichottesque. David Bisson a bien montré dans son étude René Guénon : une politique de l’Esprit [1] dans quelle mesure chez Guénon la dimension métapolitique ou la critique métaphysique du politique s’articulait avec ce qu’il a appelé l’infra-politique, une attention finalement très moderne au travail de transformation de soi. Le rapport entre l’infra et le métapolitique se situe aussi au cœur du platonisme politique de Voegelin. En même temps, Voegelin semble plus à même que Guénon de saisir l’essence même du politique, son inscription dans une contingence intrinsèque qui semble rendre largement chimérique toutes les perspectives d’un redressement collectif du monde occidental. Si Guénon a su lui-même se tenir à distance prudente de tout engagement politique concret, les mésaventures d’Evola avec les régimes de l’Axe montrent bien comment « une politique de l’idéal » peut conduire aux impasses les plus tragiques.
On ne saurait finalement dissocier cette question problématique du politique dans le discours guénonien de ses liens avec le millénarisme. Si la pensée guénonienne semble ouvrir des perspectives presque infinies, c’est bien trop souvent pour les refermer dans les limites d’une mythologie occultisante imprégnée par un imaginaire apocalyptique aussi séduisant que trompeur. Qui ne voudrait pas être dans le secret des secrets et faire partie de la communauté des élus à la fin des temps ? Force est de reconnaitre néanmoins que la fameuse équation guénonienne « modernité = fin du kali-yuga » qui sous-tend toute sa mise en demeure de la modernité ne saurait finalement se recommander des textes sacrés de l’Inde, ni de ses interprètes orthodoxes contemporains lesquels situent notre époque au début et non à la fin de l’Age Sombre. Comme le faisait justement remarquer Jean-Pierre Laurant dans son ouvrage René Guénon : les enjeux d’une lecture, [2]  Guénon utilise des clefs orientales mais la serrure elle-même a été conçue en Occident. Avec la théorie guénonienne des cycles, on est confronté à une tentative grandiose mais finalement malheureuse pour percer les mystères de la Providence divine à l’œuvre dans l’histoire en arrimant une théodicée contre-révolutionnaire d’inspiration maistrienne à une doctrine hindoue des cycles qui avait pourtant presque tout ignoré des craintes eschatologiques qui ont périodiquement mis à feu et à sang l’Occident. Le risque pour Guénon, défenseur de la tradition et ennemi acharné de l’individualisme, était de s’arroger les prérogatives d’un prophète, de se faire le porte-parole missionné d’une nouvelle révélation purement ésotérique et adaptée à la fin des temps. Guénon a dansé au bord du précipice sans se laisser happer par lui mais on ne peut malheureusement pas en dire autant de tous ses continuateurs. C’est paradoxalement Voegelin qui ignorait quasiment tout de l’Inde et qui s’est peut-être même trompé sur la source ultime du millénarisme dans l’histoire occidentale qui s’est montré le plus lucide des deux face aux illusions d’une fin imminente de l’histoire. Voegelin, plus fin psychologue que Guénon mais aussi héritier d’une certaine pensée de la finitude et de la médiation, sait surtout nous mettre en garde contre les vertiges d’un intellectualisme oublieux de ses propres limites. C’est une leçon de modestie dont un lecteur critique de Guénon saura tirer profit.

[1] David Bisson, René Guénon : une politique de l’Esprit, Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2013.

[2] Jean-Pierre Laurant, René Guénon : les enjeux d’une lecture, Dervy, 2006.

 

Extrait de Renaud Fabbri « René Guénon et Eric Voegelin », Politica Hermetica, 29 (2015)

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