Avec la publication de l’introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921) puis de l’homme et son devenir selon le Vedanta (1925), René Guénon ouvrait la possibilité d’une compréhension intérieure des doctrines sapientiales de l’Inde, axée sur la perspective d’une réalisation spirituelle. Guénon, qui était semble-t-il entré en contact des hindous à Paris, présentait pour la première fois au public français la sagesse hindoue, dépouillée des fantasmagories théosophiques et néo-hindoues mais aussi des pesanteurs de l’érudition académique. Pour beaucoup de ses lecteurs, la lecture de Guénon fut une révélation en même temps qu’une catharsis et ce même si on peut regretter avec le recul que Guénon n’ait jamais visité l’Inde.
Il semble donc d’autant plus regrettable de constater que beaucoup de guénoniens se soient détournés de l’étude des doctrines hindoues, se contenant le plus souvent de ce que Guénon a écrit sur le sujet. Ce qui ne contribue pas maigrement à ce phénomène d’ « oubli de l’Inde » pour reprendre la formule suggestive de Roger-Pol Droit , c’est que l’enseignement et même la vie des maitres contemporains de l’hindouisme traditionnel restent souvent peu connus hors de l’Inde. Dans l’article qui suit nous allons présenter la vie d’un des disciples contemporains d’Adi Shankara.
Le nom de Swarupananda Saraswati, l’actuel Shankaracharya de Jyothishpitha et Dwarka, n’est parvenu en France que très récemment à travers la remarquable traduction que Jean-Louis Gabin et Gianni Pellegrini ont fait de deux études, l’une sur le culte du Lingam et l’autre sur la discipline initiatique de la Sri Vidya, écrites par son condisciple et maitre spirituel, Swami Karpatri. Le Shankaracharya a bien voulu écrire une préface à ces traductions.
En raison de l’absence de documents d’archives, il n’y a néanmoins pas d’étude biographique sur Swami Swarupananda Saraswati lui-même. Dans une large mesure, ce que nous pouvons savoir de sa vie se confond avec l’histoire des lignages par lequel le Sanathana Dharma continue de se transmettre en ce début de l’âge sombre (kali-yuga) et ce même si sa fonction de Shankaracharya a pu l’amener à intervenir ponctuellement dans les affaires politiques de l’Inde contemporaine.
Aux pieds des maitres
Le futur Shankaracharya de Jyothishpitha et Dwarka est né le 2 septembre 1924, dans le village de Dighori, dans le district de Sivani dans l’actuel Etat du Madhya Pradesh. Ses parents, Shri Dhanapati Upadhaya et Shrimati Girija Devi étaient des brahmanes orthodoxes qui lui donnèrent le nom de Pothirama (de « pothira » qui désigne les écritures saintes).
A un jeune âge, Pothirama partit sur les routes en quête de la sagesse libératrice. Après quelques années auprès de Swami Muktananda, il rejoignit la ville sainte de Bénarès pour étudier le Sanskrit. C’est là-bas qu’il s’engagea dans le mouvement pour la libération de l’Inde. En 1942, il fut emprisonné pendant 9 mois par les britanniques dans une prison de Bénarès puis une seconde fois pendant 6 mois à Narsinguptar, dans son Madhya Pradesh natal.
C’est aussi pendant cette période, que Pothirama est entré en contact avec plusieurs grands maitres spirituels de l’Inde de son époque. Pendant quatre ans, il suivit l’enseignement d’Uriya Baba, un vedantin connu pour son ascétisme. Comme il nous l’a expliqué, à son époque, il n’y avait pas de plus grands saints que le Maharshi dans le Sud et Uriya Baba dans le Nord.
C’est aussi pendant les années 40, que le futur Shankaracharya pratiqua lui-même plusieurs années d’ascèses dans les forêts du Madhya Pradesh, dans la périphérie de la bourgade actuelle de Gotegaon. Un de ses principaux ashrams a été depuis édifié sur le site de ses tapas. Selon ses disciples, c’est par ce travail intérieur qu’il atteignit une véritable réalisation spirituelle, au sens que Guénon peut donner à ce terme.
Le 31 décembre 1949, Pothirama fut finalement initié dans l’ordre shankarien des Dandi Swamis par Brahmananda Saraswati, le Shankaracharya de Jyothishpitha. La cérémonie initiatique eut lieu à Calcutta. Celui qui s’appelait désormais Swarupananda Saraswati se trouvait ainsi rattaché à un lignage initiatique remontant à Adi Shankara lui-même.
Après la mort de Brahmananda Saraswati survenue en 1953, Swarupananda Saraswati suivit l’enseignement de Swami Karpatri, le principal disciple de Brahmananda. Il étudia avec lui les Shastras et reçut de lui l’initiation à la Sri Vidya sous sa forme intégrale.
Swami Karpatri et le Royaume de Rama
Swami Karpatri occupe une place tout à fait unique dans l’histoire spirituelle de l’Inde du Nord. C’est lui qui avait œuvré à la restauration du centre initiatique de Jyothishpitha, dans l’actuel Uttarakhand, un des quatre mathas shankariens, resté en inactivité pendant plus d’un siècle. C’est à sa requête que son guru Brahmananda Saraswati avait consenti à assumer la charge de Shankaracharya. A la mort de ce dernier en 1953, une grave crise de succession eut lieu, en raison des manigances de Mahesh Yogi, le secrétaire particulier de Brahmanda Saraswati et futur fondateur du mouvement néospiritualiste de la « Méditation Transcendantale ». Swami Karpatri réussit à imposer Swami Krishnabodha Asrama comme nouveau Shankaracharya de Jyothishpitha et ce même si depuis cette crise différents prétendants revendiquent pour eux-mêmes ce titre.
Dans la période de trouble qui prépara la partition, avec la montée du séparatisme musulman et du nationalisme hindou, Swami Karpatri décida de s’engager politiquement pour la défense du Dharma. C’est dans cet esprit qu’il fonda en 1950 un parti politique le Rama Rajya Parishad. Le Rama Rajya Parishad s’opposait aux réformes sécularistes que voulait imposer Nehru (notamment le Hindu Code Bill) et à l’abattage des vaches. Il voulait faire aussi de l’Hindi la langue officielle et restaurer l’unité du sous-continent. Swami Karpatri était en désaccord avec le réformisme néo-hindou de Gandhi mais il le respectait en tant qu’homme. Il se méfiait beaucoup plus de la mouvance nationaliste hindoue qui avait émergé dans le sillage des écrits de Veer Savarkar, lequel défendait un nationaliste biologisant inspiré par le national-socialisme et le fascisme européen.
Swami Karpatri publia deux études (Rastriya Svamsevak Sangh aur Hindu Dharma, « le RSS et le Dharma Hindou » et Vichâr Piyûsh, « Nectar du discernement ») qui montrent clairement que les leaders nationalistes hindous étaient des athées qui ne croyaient pas dans la révélation védique.[1] Swami Swarupananda Saraswati devint pour quelques années le premier président du Rama Rajya Parishad et ce même si comme Swami Karpatri, il ne se présenta jamais lui-même pour des élections.
Certains seront sans doute surpris de lire qu’un futur Shankaracharya a pris une part active dans un mouvement politique. Mais c’est oublier que selon René Guénon lui-même les représentants de l’autorité spirituelle ne sauraient se désintéresser totalement du domaine temporel. A leurs yeux, un ordre politique n’est juste et légitime que dans la mesure où il reflète dans le domaine de la contingence les principes métaphysiques. Dans l’Inde du Nord, cette relation est symbolisée par Rama, le 7ème avatar de Vishnu et monarque de la cité d’Ayodhya dans laquelle on peut voir une image du Centre Suprême que Guénon évoque dans Le roi du monde (1927). La défense du dharma, plus menacé que jamais dans l’Age Sombre, rend parfois nécessaire une intervention directe dans l’ordre politique des représentants de l’autorité spirituelle, et ce même si leur perspective reste de nature strictement « métapolitique. » C’est en ce sens qu’il faut interpréter l’action publique de Swami Karpatri et de Swarupananda Saraswati. Il va sans dire que cela n’implique en rien que ces derniers cautionnent les théories modernes de « l’Etat religieux » qui ont pu fleurir dans le monde oriental contemporain, une forme de laïcité inversée, de « modernisme antimoderne » qui rabaisse le spirituel au temporel au nom d’une idéologie théocratique et totalitaire.
Photo copyright Alexi Liotti
Le Shankaracharya de Jyothishpitha et Dwarka
En 1973, à la mort de Krishnabodha, c’est Swarupananda Saraswati qui fut choisi comme Shankaracharya de Jyothishpitha. La cérémonie eut lieu le 7 décembre de la même année en présence de Swami Karpatri, des Shankaracharyas de Puri et de Dwarka ainsi que d’un représentant de Sringeri. Le 27 mai 1982, conformément au testament du Shankaracharya de Dwaraka qui était mort sans successeur, Swarupananda Saraswati reçut aussi la charge du matha de Dwaraka. Il devint le premier Shankaracharya à la tête de deux mathas.
A plus de 90 ans, Swarupananda Saraswati est une incarnation de ce que Guénon avait appelé « l’Esprit de l’Inde ». Tout en défendant les intérêts de la communauté hindoue, comme dans l’affaire du sanctuaire d’Ayodhya,[2] il s’oppose aux efforts des nationalistes hindoues pour transformer l’Hindouisme en une « religion politique » au sens où pouvait l’entendre Eric Voegelin. Moins conservateur sur les questions sociétales que d’autres représentants de l’hindouisme traditionnel, il ne s’interdit pas pour autant d’intervenir dans la sphère publique quand les symboles ou les fondements de l’orthodoxie se trouvent menacés.
Conformément à sa fonction de Jagadguru, littéralement « maitre universel », son enseignement est destiné aussi bien à ceux qui suivent la voie du « sans-forme » (Nirguṇa) qu’à ceux qui vénèrent une déité d’élection (Iṣṭadevatā). Il sait aussi s’adresser aux simples villageois de son Madhya Pradesh natal auxquels il enseigne le sanathana dharma à travers des paraboles et de passages de la mythologie au cours de sermons entrecoupés de chants et de musique.
[1] Comme l’a bien montré Jean-Louis Gabin, l’existence de ces ouvrages rend d’autant plus grotesques les allégations d’Alain Daniélou selon lesquelles Karpatri aurait été un des fondateurs du Jana Sangh, un parti politique d’extrême droite ancêtre du BJP actuel.
[2] Le site d’Ayodhya est un sanctuaire situé en Uttar Pradesh et que les hindous et les musulmans se disputent. Lié pour les hindous à la mémoire de Rama, il a été transformé en mosquée au XVIème siècle. A l’approche des élections générales, les nationalistes hindous lancèrent une grande procession pour « libérer » le sanctuaire d’Ayodhya qui aboutit finalement en 1992 à la destruction de la mosquée et à des violences intercommunautaires sans précédent. Swarupanand Saraswati tenta sans succès de court-circuiter les manœuvres des nationalistes, ce qui lui valut d’être brièvement incarcéré par la police de l’Etat. Le Shankaracharya est favorable pour sa part à la recherche d’un accord entre les représentants religieux des deux communautés sans intervention des acteurs politiques.